Le ministre de la Justice, Mohamed Charfi, a surpris en faisant état de «circonstances institutionnelles particulières» lors de son discours devant les membres du Conseil supérieur de la magistrature qu'il a terminé en sanglots. Pour lui, la corruption «métastatique n'a épargné aucun service public» et elle «ne peut être combattue que si la justice est la première à en être immunisée». Le nouveau ministre de la Justice, Mohamed Charfi, a présidé hier la cérémonie d'ouverture des travaux de la session ordinaire du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), à laquelle (une première dans les annales de la justice) les journalistes ont été autorisés à assister. Ayant déjà occupé cette haute fonction de laquelle il a été éjecté de manière brutale après le départ de l'ancien chef de gouvernement Ali Benflis, le garde des Sceaux a été accueilli beaucoup plus comme un ancien collègue que ministre. Ce qui explique certainement l'émotion avec laquelle il a lu son discours, qui s'apparente à un véritable pamphlet contre la corruption. Mais la grande énigme a été cette phrase qu'il a lâchée au début de sa déclaration sans pour autant expliquer le fond de sa pensée : «Permettez-moi, en votre nom et en mon nom, de remercier son Excellence pour avoir permis la tenue de cette session dans les circonstances institutionnelles particulières que nous connaissons.» Faisait-il allusion à une crise politique ou à la récente nomination des membres du gouvernement ? Le ministre n'a pas été jusqu'au bout de ses propos lourds de sens. Pour le ministre, la tenue de la session du CSM est «une indication que le président de la République entend mettre la justice en situation de déployer ses ressources humaines de façon optimum et répondre avec le maximum d'efficience aux sollicitations de la société». Le garde des Sceaux s'est montré alarmiste quant au phénomène de la corruption «métastatique» qui, selon lui, «risque de gangrener le tissu social, de dénaturer l'effort d'édification de l'Etat de droit, de pervertir le fonctionnement de l'économie nationale, de ronger les liens des citoyens avec les représentants de l'Etat et pourrait même, s'il n'y est pas mis un frein, menacer les relations des citoyens entre eux et mettre ainsi en péril la paix sociale». Elle est, a-t-il dit, «la première cause des atteintes en plein exercice de la citoyenneté». Le ministre estime que «ce sombre tableau ne doit pas occulter le fait que les corrompus et les corrupteurs se rencontrent partout, ne laissant aucun service public» à l'abri, «il existe en face une grande partie de cadres de l'Etat, tous corps confondus, dont l'attachement aux nobles valeurs de probité autorise à croire que la lutte implacable qui doit être menée contre la corruption aboutira inéluctablement à réduire ce fléau». Parmi ces cadres, il a cité «les milliers de magistrats, de personnels des greffes et des établissements pénitentiaires, dont le credo est de rendre justice dans la crainte du censeur suprême et dans le respect strict de la loi. Ceux-là doivent être encouragés et préservés dans la voie de la noblesse et de l'honneur». Les autres, a souligné Mohamed Charfi, «doivent comprendre qu'ils ne peuvent pas continuer à défier la loi et la morale. Il est toujours temps de se ressaisir, car la lutte contre la corruption n'a de pertinence que si la justice est la première immunisée de ce fléau». Le ministre a également dénoncé les pressions multiples que peuvent subir les magistrats à l'avant-garde de la lutte contre la corruption. A ce titre, il a déclaré : «S'il est légitime pour la société d'attendre du juge une application rigoureuse de la loi contre les auteurs de la corruption, active ou passive, il n'est pas moins légitime que les cadres honnêtes engagés dans la lutte contre la corruption soient protégés contre les pressions multiformes qui peuvent les viser dans le but d'affaiblir leur volonté.» Le ministre n'a pas manqué de noter que les «jugements d'hier et d'aujourd'hui servent légalement de référents pour ceux à rendre demain. De ce fait, l'effort du juge dépasse naturellement la dimension physique des choses à se hisser vers la norme de qualité de la justice et vers la norme des comportements des hommes chargés de la rendre. Cela exige de la recherche permanente, du dépassement de soi pour réaliser la finalité citoyenne pour laquelle la société s'est dotée d'un système judiciaire. Cette double exigence, qualité et moralité, est d'autant plus nécessaire que le juge est, en vertu de la Constitution, le garant d'une pleine citoyenneté. Il est donc tenu de sanctionner les atteintes en plein exercice de la citoyenneté quel qu'en soit l'auteur et quel qu'en soit le mode». Le garde des Sceaux a relevé par ailleurs que même s'«il n'y aura pas de chasse aux sorcières (…), les plus hautes autorités se sont engagées à mener ce combat pour la moralisation de l'Etat». La voix nouée, il a ajouté : «La justice a pour rôle constitutionnel d'y apporter sa part et qui est d'ailleurs la plus fondamentale», avant d'éclater en sanglots devant une assistance étonnée. Une réaction qui a laissé les membres du CSM pantois le temps que l'orateur essuie ses larmes et prenne une gorgée d'eau. Il a rappelé «la mission constitutionnelle et légale» du CSM, qui, d'après lui, «le place à l'avant-garde de cette quête de morale» afin qu'il puisse «veiller par ses décisions à maintenir la vigilance des consciences». Les propos de Mohamed Charfi ont fait l'effet d'une bombe. Veut-il vraiment donner un coup de pied dans la fourmilière ou s'agit-il tout simplement d'un coup d'épée dans l'eau comme cela a été le cas avec son prédécesseur, Tayeb Belaïz ? Le temps nous le dira.