Mieux que les valides. Mieux que les précédents JO à Pékin. Les sportifs handicapés algériens de retour de Londres n'ont pas seulement décroché des médailles sous les couleurs de l'Algérie. Ils ont aussi remporté une victoire contre le quotidien, la misère, le chômage et leur handicap. Héroïques. Mohamed, Nassima, Abdelatif, Lynda, Kamel… Accueillis en héros à l'aéroport, où le nouveau ministre de la Jeunesse et des Sport, Mohamed Tahmi, est venu les attendre à leur retour de Londres, les voilà déjà retombés dans l'anonymat. Pourtant, grâce à eux, l'Algérie s'est classée 4e pays africain aux Jeux paralympiques, juste derrière la Tunisie, l'Afrique du Sud et le Nigeria. Et 26e pays au niveau mondial sur les 164 pays participants, avec 4 médailles d'or, 6 d' argent et 9 de bronze. D'ici la prochaine compétition, notamment les Championnats mondiaux, prévus en juillet 2013 à Lyon en France, les athlètes ont retrouvé leur quotidien, dans lequel ils doivent relever d'autres défis tout aussi importants que difficiles, celle de la vie et de ses problèmes quand on est un handicapé en Algérie. El Watan Week-end est allé à leur rencontre pour qu'ils parlent de ce quotidien. De leur marche vers la consécration à Londres. De leur propre histoire. Et de leurs aspirations. Fiers d'avoir réussi à hisser haut le drapeau algérien à Londres – et mieux que les valides – les Baka, Berrahal et autre Saïfi estiment que l'Algérie pourrait réaliser de bien meilleurs résultats à l'avenir avec plus de moyens, l'image de ce qui se fait chez le voisin tunisien, dont les sportifs du handisport possèdent leur propre centre de préparation. La prise en charge effective des athlètes dans leur vie de tous les jours est également souhaitée par ces champions, mais aussi par d'autres athlètes qui veulent briller lors des grandes manifestations. Car la réalité est bien là : la plupart des athlètes, malgré le décret de 2007 qui leur garantit un travail, restent sans emploi. Kamel Kardjena, médaillé d'or à Pékin et à Londres, attend depuis sa médaille olympique de Pékin un logement… en vain. La situation de Mohamed Berrahal n'est guère meilleure avec une famille à charge dans une maison qu'il partage avec 14 membres. -Abdelatif Baka : un recordman en or passionné de… littérature arabe «Je n'ai jamais pris mon infirmité comme un handicap. Bien au contraire, elle m'a stimulé pour aller de l'avant, rien que pour prouver qu'un invalide est un citoyen à part entière.» Abdelatif Baka se souviendra de son 18e anniversaire, fêté le 7 mai dernier. Et de cette médaille d'or du 800 mètres, arrachée lors des derniers Jeux paralympiques de Londres. Son handicap : une déficience visuelle «qui n'a pas été soignée comme il se doit». «En constatant que je n'avais rien consigné dans mes cahiers, la maîtresse d'école a alerté mes parents qui ont, malgré des moyens limités, tout entrepris pour vaincre la myopie. Cette triste nouvelle les a bouleversés mais ils se sont montrés dignes. Malgré ce coup du sort, je n'ai pas baissé les bras. Je ne pouvais et devais pas m'apitoyer sur mon sort. L'amour et le soutien de mes parents et de mes frères m'ont permis de surmonter mon handicap.Tout comme mon coach Mohamed Brahmi, qui m'a soutenu et a cru en moi», souligne le sociétaire du club sétifien El Ansar qui ne veut pas rater l'opportunité d'adresser un message à ses jeunes compatriotes : «En écoutant l'hymne national entonné à Londres où des milliers de personnes de diverses nationalités se sont levées pour écouter notre Kassaman, j'ai à cet instant pensé à mon cher et beau pays, notamment à ses milliers de jeunes qui prennent le chemin de l'exil, croyant trouver le bonheur à chaque coin de rue. Avant d'opter pour al harga, ces jeunes, qui abdiquent aussi facilement, doivent à mon sens s'approcher des handicapés qui ont fait honneur au pays…» Pour ce benjamin d'une fratrie de six garçons, pas question de changer son mode de vie :«C'est parce que la célébrité est éphémère que je n'ai ni l'envie ni le désir de changer mes habitudes, tourner le dos à mes amis du quartier Bellala d'El Eulma où je suis né et où j'ai grandi dans la simplicité. Eduqué à l'ancienne, à savoir dans le respect des valeurs et d'autrui, il m'est impossible de me prendre pour une star que je ne suis pas. Ce n'est ni la médaille d'or ni le record para-olympique (1'53''01''') qui vont m'éloigner de ceux avec qui je joue encore, de temps à autre, aux dominos», assure avec une certaine timidité empreinte de pudeur, le champion, aussi… accro à internet. Sa priorité aujourd'hui : battre un nouveau record du monde au mois de juillet 2013 à Lyon, tout en continuant ses études, négligées durant le dernier trimestre de la précédente année scolaire. «Il est vrai que mon calendrier d'athlète de haut niveau m'oblige à reléguer mes études au second plan, mais je n'ai pas pour autant l'intention de renoncer à ma scolarité. J'aime tellement la littérature arabe que je voudrais poursuivre des études supérieures en lettres arabes. Même si l'heure de la retraite n'a pas encore sonné, je souhaiterais aussi coacher des jeunes, qu'ils soient invalides ou non.» Avant d'atteindre un tel objectif, Abdelatif attend avec impatience une solution pour finaliser le 3e trimestre de la 2e année secondaire (série Lettres), passé sur les pistes de stades d'athlétisme. «J'étais soumis à un plan de charge démentiel mais cela m'a permis d'atteindre les objectifs tracés.» -Lynda Hamri : l'envol de «bent Bab El Oued» Il n'est pas si loin le temps où Lynda Hamri jouait au football, en bas de son immeuble, dans ce quartier populaire sur les hauteurs de Bab El Oued. Aujourd'hui, cette jolie brune de 23 ans à la silhouette élancée n'a plus rien du «garçon manqué» dont se souvient affectueusement sa mère. En à peine plus de dix ans, elle s'est transformée en athlète de haut niveau, médaillée d'argent au saut en longueur lors des Jeux paralympiques de Londres, capable de faire trembler la Sud-Africaine Ilse Hayes qui lui a de justesse, ravi la première place sur le podium. En à peine plus de dix ans, elle a aussi perdu la quasi-totalité de la vue -1,5/10 à chaque œil, touchée par une maculopathie, une maladie rare qui frappe également une de ses sœurs. «Un jour, au cours d'un entraînement, je me suis rendue compte qu'elle ne voyait pas bien, se souvient Nassima Tadjer, son entraîneur et complice. Elle devait avoir 14 ans. Alors nous avons commencé à faire des analyses… Le médecin nous a expliqué qu'on ne pouvait pas en guérir mais ralentir sa progression.» La jeune vice-championne d'Algérie de saut en hauteur quitte les valides pour devenir F13 (athlète déficient visuel sautant à la planche, sans guide) en handisport. Pour gagner, elle le sait, il vaut mieux compter sur le soutien de son coach et de la famille que sur la qualité des salles de musculation ou du sable dans lequel elle s'entraîne une à deux fois par jour pendant plus de deux heures. «Quand il pleut, on n'a pas le choix, on doit arrêter la séance d'entraînement parce que nous n'avons pas de stade couvert», précise Nassima. Il en faut plus pour décourager Lynda, qui a grandi dans un deux-pièces avec ses parents et ses cinq sœurs. Faute de place, c'est sur le balcon, dans des sacs protégés de bâches qu'elle range ses affaires de sport. Mais à la maison, tout le monde se mobilise pour aider la benjamine à se dépasser. Pour qu'elle puisse renouveler ses pointes (chaussures de sprint), sa mère dépose son collier en or à la banque. Pendant les Jeux, elle se rend jusqu'à Boumerdès, à 80 km à l'est d'Alger, où une de ses filles est équipée pour suivre les épreuves retransmises en direct. «Quand je suis rentrée de Londres, mes parents, mes cousines, des voisins et mes amis sont venus l'attendre à l'aéroport, raconte Lynda en riant. Ma mère s'est mise à danser et à lancer des youyous. Mon père avait mis son plus beau costume et une cravate…» Comme le souligne Nassima, seule femme à entraîner les sportifs handicapés en Algérie – elle s'occupe aussi de Mohamed Berrahal, «c'est important pour eux, car Lynda a arrêté ses études pour faire du sport. Et ça n'a pas toujours été facile…» En 2007, médaillée de bronze en saut en longueur aux Jeux africains, elle pense poursuivre son ascension aux Jeux mondiaux organisés au Brésil. Mais l'Algérie, qui n'a jamais eu à présenter d'athlète déficient visuel, présente un dossier médical incomplet et rate les classifications. «Je l'ai très mal vécu, se souvient Lynda. Mais je suis sortie de cette mésaventure avec la rage. Et je me suis promis de ramener une médaille de Londres.» Pendant les entraînements, elle se surpasse, bat son record en faisant 5,90. Mais une hernie discale l'empêche de suivre ses entraînements pendant deux mois. «Sans ça, elle aurait largement pu battre la Sud-Africaine…», assure Nassima. Enfin, pas question de s'attarder sur une déception. «Pour le Championnat du monde l'an prochain en France et les Jeux panarabes en Jordanie, je vais redoubler d'efforts», lance-t-elle, enthousiaste. Comme pour l'encourager, sa mère lui tend une assiette de makrouts. «Inch'allah elle ramènera une médaille, je prie tellement Dieu, ajoute-t-elle en la couvant d'un regard bienveillant, presque les larme aux yeux. Je suis si fière d'elle…» -Mohamed Berrahal : un champion… toujours sans logement ! Pour beaucoup de spécialistes, les deux médailles (1 d' or et 1 de bronze) décrochées par l'athlète Mohamed Berrahal, lors des derniers Jeux paralympiques de Londres, furent une grande surprise. Pas pour l'athlète et ses deux entraîneurs, Abdelhak Kasouri (100 mètres) et Nassima Tadjer (lancer du disque), car ces deux consécrations confirment les longues heures de sacrifices. «Pour moi, c'était clair dans ma tête, une médaille pouvait m'ouvrir des portes. Revenir sans rien signifiait retourner à la vie et à ses difficultés», confie le champion paralympique du lancer. Mohamed est, depuis son jeune âge un sportif assidu. En 1997, alors qu'il préparait son bac tout en continuant à pratiquer le kung-fu, il est fauché par une voiture le clouant sur un fauteuil roulant. «Après mon accident, je suis entré à l'hôpital de Tixeraïne, où je suis resté deux ans. J'ai cherché, par la suite, la possibilité d'intégrer un club, en vain. Mais je n'ai pas baissé les bras en faisant de la musculation avec les jeunes de mon quartier ou même à la maison. C'est grâce à Tahar Salhin, entraîneur national et responsable du GSP, que j'ai eu la chance d'intégrer le club.» L'histoire remonte à 2009. Abdelhak Kasouri, son entraîneur, décèle très vite chez son athlète de grandes qualités et un sens du sacrifice. Il ne tarit d'ailleurs pas d'éloges sur son poulain, même s'il n'hésite pas à le bousculer parfois pour obtenir de lui le meilleur. «Il accepte la critique et prend toujours les choses du bon côté.» Son autre entraîneur, Nassima Tadjer, sent tout de suite en Mohamed un médaillé potentiel. «Pour le préparer au mieux, on ne lui donnait pas les résultats réels de ses performances», se souvient son coach. L'exploit de Mohamed est d'autant plus remarquable qu'il a été réalisé dans une compétition de fauteuil, qui n'est pas du tout une spécialité algérienne. «A quelques jours de la compétition, j'ai dû interrompre les entraînements à cause des boyaux des roues de mon fauteuil. J'étais complètement abattu. Je n'arrivais pas à concevoir d'être à Londres sans participer. Mon entraîneur Tadjer est allé solliciter un entraîneur tunisien. Elle lui a dit : ‘‘Vous vous débrouillez : mon athlète doit prendre part à la compétition.'' Il a proposé de prêter ses boyaux de roue. Après ma médaille de bronze, il est venu dans les tribunes et m'a dit : ‘‘Tu peux les prendre, car tu les mérites !'''» Mais la compétition terminée, le médaillé ne cache pas sa hantise de l'oubli. Car avec une famille à charge et sans emploi, il arrive difficilement à joindre les deux bouts. «C'est vrai que grâce au DTN du GSP, El Hadi, j'avais une source de revenu, mais ça ne suffisait pas, surtout pour un marié. J'ai dû faire le clandestin, les après-midi afin de subvenir aux besoins de ma famille.» L'emploi n'est pas le seul souci de Mohamed. Marié et père d'un enfant, il est toujours à la recherche d'un toit, car là où il vit à Cherarba, ils partagent la maison à quatorze. «Je serais prêt à rendre toutes les primes contre un logement. Il faut être honnête, je n'ai ni les moyens de construire encore moins celui d'acheter un logement.» Les primes, parlons-en. En moyenne, elles sont 50% inférieures à celles des valides. «Certaines personnes ont une idée fausse du handisport, ils croient que c'est facile de décrocher des médailles. Qu'ils viennent nous voir à l'entraînement l'hiver ! Le drapeau hissé par Saïfi, Kardjena, Baka ou Berrahal est le même que celui soulevé par Makhloufi, Morceli et l'équipe nationale de1982 et bien d'autres.» Mohamed Berrahal se projette déjà dans l'avenir avec la préparation pour les Championnats du monde de Lyon en juillet 2013. Sa plus grande fierté ? Que son entraîneur reçoive de nombreux coups de fil, ----suite à sa performance, de personnes qui veulent faire du sport. «Je connais personnellement un athlète qui a abandonné depuis deux ans et qui veut à présent revenir à la compétition. C'est très important que de pouvoir donner de l'espoir aux gens. Pour peu que les responsables fassent des efforts pour fournir plus des moyens et assurer un certain confort aux athlètes, car nous pouvons réaliser de biens meilleurs résultats…» -Nassima Saïfi : une jambe en moins mais un bras en or Première médaillée d'or du lancer de disque, Nassima Saïfi, 24 ans, reprendra les entraînements demain avec Hocine Saâdoune afin de préparer les futurs rendez-vous internationaux. Une occasion de renouer avec ses habitudes, soit… trois heures d'exercice chaque jour du dimanche au jeudi. Sans emploi, la championne paralympique consacre tout son temps et son énergie au sport. «J'avais déposé un dossier auprès du ministère de la Jeunesse et des Sports en 2009 pour devenir entraîneur, mais j'attends toujours une réponse…» De retour de Londres, encore galvanisée par son exploit, la jeune femme, originaire de Mila, garde encore le sourire. L'échec de 2008 — elle était favorite pour décrocher une médaille, mais finalement s'est contentée de la quatrième place — n'est plus qu'un vieux souvenir. Cette nouvelle consécration, elle la doit beaucoup à son père. A l'âge de 10 ans, heurtée par un camion, elle perd une jambe. «J'avais commencé à faire ma rééducation, mais le sport, c'était l'idée de mon père. Il ne supportait pas de me voir ne rien faire. C'est ainsi que j'ai rejoint le club de Mila de handisport, raconte-t-elle. Au départ, je faisais du lancer debout. En 2005, mon entraîneur m'a finalement conseillé de lancer le disque en position assise», explique-t-elle. Depuis, la médaille d'or est devenue presque une obsession. En 2009, au cours du Championnat du monde de handisport en Inde, Nassima réalise son rêve et confirme sa progression. Un nouveau record du monde battu en Nouvelle-Zélande, en 2011, place l'Algérienne comme la meilleure dans sa spécialité. «Ma plus grande satisfaction, c'est ma première médaille d'or aux Jeux paralympiques, qui est aussi la première médaille d'or algérienne gagnée à Londres.» Alors bien sûr, elle regrette le montant des primes pour les sportifs handicapés. «Les responsables doivent comprendre qu'on souffre et qu'on travaille autant que les valides, si ce n'est plus. Pour cela, ceux qui ont le pouvoir de décision ne doivent pas faire la différence.» Nassima Saïfi aimerait que l'Algérie se dote d'un centre spécialisé pour les sportifs handicapés, comme celui que possède la Tunisie. En attendant, c'est au stade annexe du 5 Juillet qu'elle se prépare.