M. Rouadjia est directeur du laboratoire de recherche d'histoire, de sociologie et des changements sociaux et économiques à l'université de M'sila. -On observe aujourd'hui que le phénomène de la corruption s'est généralisé à tous les niveaux (administration, entreprises, secteur public, secteur privé...) et semble s'étendre au lieu de régresser. Qu'est-ce qui explique cet état de fait ? Ce phénomène de corruption généralisé, qui n'épargne quasiment aucun secteur de la vie économique, sociale et politique de la nation tient, à notre avis, à la faiblesse de l'Etat, faiblesse liée elle-même en partie à l'émergence et au développement de groupements d'intérêt économiques et financiers privés qui ont réussi à phagocyter l'Etat en investissant ses rouages institutionnels et administratifs et à s'en servir pour leur propre compte. Connaissant toutes les arcanes de l'administration dont beaucoup sont issus, ces groupes d'intérêt, constitués en puissants lobbys, ont réussi à exploiter les lacunes des lois et des règlements en vigueur en les interprétant à leur avantage. On ne naît pas corrupteur et corrompu, on le devient par la pratique et la routine. La corruption devient contagieuse dès lors que ceux qui détiennent de hautes charges au sein de l'Etat se trouvent eux-mêmes soit impliqués dans des affaires de prévarication, soit incapables de faire appliquer les lois dans toute leur rigueur. Pourtant, la justice du pays ne chôme pas et les poursuites contre les corrompus sont quasi quotidiennes, comme en témoignent les révélations de la presse. Nos prisons seraient remplies de ces violeurs de lois et le nombre de prisons construites, à travers le territoire national, répondrait au souci des pouvoirs publics de dissuader les éventuels voleurs de faire main basse sur les richesses de la nation. Mais il est cependant fort à craindre que ces dispositifs coercitifs ne soient faits uniquement pour les «lampistes» que l'on sacrifie pour couvrir les actes délictuels des «grands». Les «petits», comme un certain Mohamed Meziane et consorts, auraient été sacrifiés pour le sauvetage d'un certain «grand» Chakib Khelil. Les premiers croupissent dans la prison intérieure quand le second coule des jours heureux à l'extérieur du pays. -On a parfois expliqué la corruption de certains agents publics par le fait qu'ils soient mal payés et qu'il fallait les mettre à l'abri du besoin pour éliminer toute tentation. Pensez-vous que le besoin économique puisse justifier le recours à la corruption ? La faiblesse des salaires des fonctionnaires peut être un facteur d'incitation à la corruption, mais elle n'est pas la cause essentielle. La cause essentielle de la corruption qui gangrène le pays réside principalement dans l'accaparement de l'Etat par des groupes d'intérêt privés qui font fi des lois, de l'éthique et de la morale. Ces groupes ont privatisé l'Etat en le dépouillant de sa souveraineté et de ses prérogatives pour en faire un instrument au service de leurs intérêts au détriment de ceux de la nation au nom de laquelle ils prétendent, à tort, agir. Tout en affectant être les «commis de l'Etat», ses humbles serviteurs, beaucoup de hauts fonctionnaires se conduisent, en pratique, en défenseurs d'intérêts particuliers et, de ce fait même, ils se montrent laxistes et peu regardant sur l'application stricte et uniforme de la loi qui, seule, peut donner ses lettres de noblesse à l'Etat de droit. Ceux qui vont en prison après avoir été pris «la main dans le sac» ne sont pas les champions des délits d'initié et les détenteurs de trafics d'influence, mais des dilettantes et les moins protégés par «les puissants». Une sorte d'alliance sacrée s'est instituée sur la base des intérêts patrimoniaux et matrimoniaux entre certains hauts fonctionnaires de l'administration et le privé, qui empêche l'Etat d'être cette force neutre, transcendante et au-dessus de la mêlée… Si rien n'est fait pour assainir les institutions, les débarrasser de ces parasites qui minent les fondements internes, l'Algérie, en tant qu'Etat-nation, pourrait s'exposer au triste sort des nations troublées par la contestation interne et les ingérences extérieures. -Comment se fait-il qu'il n'y ait plus de gêne ni de tabou, aujourd'hui, à vouloir monnayer des services, parfois même des droits ? Pertinente question que celle-ci. Ne pas avoir de honte ni de gêne à se dire «trafiquant» des registres et des lois et à offrir ses services en échange de pièces sonnantes et trébuchantes relève justement à la fois de la violation des règles juridiques et de la transgression de l'éthique, de la morale, de la pudeur et de la honte qui sont les vertus inhérentes de la culture algérienne traditionnelle. La morale religieuse elle-même s'affaisse et se pervertit par la primeur accordée à l'argent, à l'intérêt privé et même à l'agiotage, au détriment des principes nobles qui se nomment honnêteté, probité et droiture. L'homme, le citoyen algérien d'aujourd'hui, qui stigmatise la corruption en présence de proches et d'amis, s'entend souvent dire avec raillerie ou dérision : «Mais tu es naïf ! Sans relations et trafics, tu ne pourras jamais construire ton nid ! Il faut faire comme tout le monde, puisque tout le monde pille au vu et au su de tout le monde les biens du beylik, de l'Etat !» Un dernier exemple suffit pour illustrer cette perversion de l'éthique et de la morale, qui place calculs et intérêts particuliers avant ceux de l'Etat : parmi les amis et les membres de «ma tribu», il en est qui me suggèrent d'essayer de devenir «ministre» ou je ne sais quoi non pas seulement pour les «pistonner» en vue de l'obtention d'un emploi ou d'un logement, mais de m'enrichir, d'améliorer mon sort, avant que le butin de Hassi Messaoud, de Hassi R'mel et de In Amenas ne soit définitivement partagé entre les «hauts placés». La corruption est devenue donc une culture, un réflexe national fortement intériorisé et qu'on ne saurait extirper des imaginaires sociaux sans provoquer un grand charivari… Telle est la morale de l'histoire.