S'il fallait établir la bibliographie générale et exhaustive des ouvrages parus sur les relations entre l'Algérie et la France, il est clair qu'elle serait astronomique. Depuis les premiers livres qui remontent avant 1830 déjà, jusqu'à la vague éditoriale suscitée cette année le cinquantenaire de l'Indépendance, le filon est prodigieux. Il y aurait sans doute de quoi créer une bibliothèque de grande dimension, tant le domaine est vaste en genres (essais, récits, littérature, beaux-livres, etc.) qu'en thématiques ou époques. Dans ce corpus, l'avantage va évidemment à l'édition française puisque sa consœur algérienne n'a pu voir le jour qu'après l'indépendance du pays et que son contexte d'évolution l'a empêchée de connaître un développement marqué. Cela dit, depuis les années 2000, notamment, elle s'est renforcée et diversifiée et, aujourd'hui, sur le thème des relations entre l'Algérie et la France, elle présente un catalogue au moins intéressant. A quelques jours de la visite en Algérie du président François Hollande, durant laquelle l'ensemble des relations bilatérales seront abordées, nous tenions à signaler deux ouvrages publiés à Alger, avec coédition simultanée en France, et en mesure d'éclairer autant sur la profondeur historique que les perspectives d'avenir. Les deux se distinguent par les éléments suivants : la mise en dialogue ou en rapport de points de vue algériens et français, la liberté de leurs propos, la qualité de leur contenu qui leur donne une dimension de référence, et une présentation éditoriale et graphique de haut niveau. Le premier est l'ouvrage Histoire de l'Algérie à la période coloniale, 1830-1962* publié en coédition par les éditions Barzakh (Alger) et La Découverte (Paris). Ce petit pavé de plus de 700 pages, cependant très maniable, est un véritable trésor livresque. En effet, depuis les fameux ouvrages de Charles-Robert Ageron et Charles-Henri Julien, on n'avait pas eu l'occasion de voir en librairie une telle somme englobant l'ensemble de la période coloniale française en Algérie, avec une ouverture post-indépendance, en post-face, sur les «relations tumultueuses» entre les deux pays. Impressionnant, il s'agit d'un livre-événement en mesure de renouveler le champ référentiel d'une histoire commune. On pourrait lui ajouter les qualificatifs de riche, clair et indispensable, autant pour les chercheurs et étudiants que pour les lecteurs passionnés d'histoire. Il réunit les contributions de 83 auteurs dont des historiens, évidemment, mais également une panoplie de spécialistes des sciences humaines dont l'expertise sur cette histoire est largement avérée. Cette équipe considérable comprend de nombreux Algériens. En outre, faisant sortir le débat de l'éternel face-à-face algéro-français, elle a mobilisé des chercheurs américains, britanniques, canadiens, allemands, etc., offrant ainsi un regard panoramique sur son sujet et limitant les éventuels soupçons de subjectivité nationaliste qui n'ont cependant pas cours à un certain niveau scientifique. Le souci d'objectivité qui a présidé à cette entreprise a même conduit à confier la direction de l'ouvrage à un collectif, ce qui est assez rare dans le monde de l'édition où l'on préfère, y compris pour l'élaboration de dictionnaires, avoir affaire à un seul patron, si l'on peut dire. Avec, de plus, un souci de parité, quatre personnalités – deux Algériens et deux Français – ont assuré la direction de cette publication. Il s'agit d'Abderrahmane Bouchène, brillant éditeur installé à Paris ; de Jean-Pierre Peyroulou, professeur agrégé et docteur en histoire ; de Ouanassa Siari-Tengour, chercheuse au CRASC d'Oran et enfin de Sylvie Thénaut, directrice de recherche au CNRS français. On remarquera que même la parité des sexes a été observée, même si elle relève apparemment d'une coïncidence puisque les personnes choisies ont d'abord été retenues pour leurs compétences diverses. La post-face que nous citions est, elle aussi, écrite à quatre mains, par les historiens Gilbert Meynier et Tahar Khalfoune. Tout au long de cette formidable fresque historique, on parcourt l'ensemble de l'histoire coloniale en Algérie structurée en quatre périodes justifiées historiquement et présentant, en outre, l'avantage d'une simplicité de compréhension et de lecture. En effet, toutes ces périodes sont traitées de manière identique, avec une chronologie en entrée, deux ou trois contributions liées au sous-thème et, systématiquement, les chapitres «Lieux et espaces», «Acteurs» et «Contexte» articles. La première partie, intitulée «La prise de possession du pays» s'étend de 1830 à 1880. Elle décrit et analyse l'entreprise militaire ainsi que la construction des bases du système colonial au plan juridique, foncier, politique, culturel, etc. Avec le chapitre «Entrée en résistance», l'ouvrage se porte sur les multiples formes de combat anticolonial et, notamment, sur les grandes insurrections populaires du XIVe siècle. La deuxième partie, intitulée «Deux Algérie ?» et qui court de 1881 à 1918, fin de la Première Guerre mondiale, met en confrontation l'Algérie de «l'ordre colonial» et «l'Algérie algérienne», celle des colonisés. Le contenu des contributions qui relève une rupture profonde, doublée de balises structurelles de ségrégation, rend inutile le point d'interrogation placé à la fin du titre de cette partie et qui semble plus relever d'un souci d'accroche ou d'une volonté de ne pas imposer d'emblée un point de vue. C'est d'ailleurs cette démarche que l'on retrouve tout au long de l'ouvrage, comme pour rendre plus visible le souci d'impartialité. La troisième partie qui couvre l'entre-guerre jusqu'à l'année 1944 s'intitule «A l'heure des initiatives algériennes» et porte sur l'éveil nationaliste et l'action des partis politiques algériens et, notamment, sur les réactions françaises résumées dans cette question centrale : «Que faire de l'Algérie et des Algériens ?» qui porte en elle sa contradiction puisqu'on ne pouvait alors imaginer de faire «avec les Algériens». La quatrième et dernière partie s'intitule «Vers l'indépendance de l'Algérie» et s'étend de 1945 (fin de la Seconde Guerre mondiale et répression du 8 Mai) jusqu'à 1962. Elle est structurée en trois sous-parties : les violences de la guerre d'indépendance, les voies de l'indépendance, et la métropole en tant qu'espace de guerre. Histoire de l'Algérie à la période coloniale, 1830-1962 se distingue avant tout par la volonté de se positionner en dehors des histoires officielles, respectives et réciproques, et de mettre en avant une lecture collective et scientifique des faits. Même si le lecteur peut se retrouver confronté, ici ou là, à des éléments qui ne correspondent pas à ses visions ou interprétations, il ne peut que s'incliner devant l'image d'une histoire que produit l'ensemble de l'ouvrage et où chacun des auteurs s'est appliqué à respecter le cahier des charges éditorial tendu vers le maximum de précisions, l'esprit de synthèse et, surtout, les analyses les plus mesurées dans les canons de la science historique. On voit bien, en lisant cet ouvrage, que les anciennes références, mêmes remarquables, comme celles de Charles-Robert Ageron, commençaient à dater. En effet, presque tous les auteurs de l'ouvrage sont porteurs de recherches plus ou moins récentes qui ont défriché, voire dévoilé, des aspects méconnus du sujet. Ce qui prouve que même la recherche en histoire a une actualité. Enfin, c'est quand même la première fois qu'une telle entreprise est menée par des chercheurs des deux pays avec le regard de certains de leurs pairs «étrangers au conflit», si l'on peut dire. C'est un livre à garder chez soi et que l'on peut lire d'une traite, mais aussi consulter, au fil du temps, sur telle ou telle interrogation précise. Le deuxième ouvrage, s'intitule France-Algérie, Le grand malentendu* coédité par les nouvelles éditions algériennes, Emergy et les éditions L'Archipel, Paris. Il est l'œuvre de Jean-Louis Levet et de Mourad Preure. Le premier, économiste de renom, est né à Sétif en 1955. Il a exercé de nombreuses responsabilités publiques et privées, notamment en tant qu'ancien conseiller industriel auprès du Premier ministère français et, actuellement, conseiller du Commissariat général à l'investissement. Il est l'auteur de plusieurs essais économiques dont Sortir de l'impasse (1999), distingué par l'Académie des sciences morales et politiques. Le second, né en 1952 à Alger, au cœur de La Casbah, est l'un des plus grands experts algériens du monde des hydrocarbures. Renommé à l'échelle internationale après avoir exercé des fonctions à Sonatrach, il enseigne la géopolitique de l'énergie, la stratégie et la prospective, tout en dirigeant le cabinet Emergy International, basé à Alger, qui œuvre dans le conseil en stratégie et en études énergétiques. C'est d'ailleurs ce cabinet qui a donné naissance à une maison d'édition dont l'ouvrage précité est la première publication. A priori, de tels curriculum-vitae pourraient laisser douter le lecteur sur la capacité réelle des deux auteurs à traiter d'une thématique aussi vaste, d'essence historique, et dévolue en principe aux spécialistes de la chose. On pourrait craindre également qu'ils aient enfermé leur propos dans la rigueur de leurs domaines professionnels, reléguant la relation entre les deux pays au chapitre de la chose économique. Il n'en est rien et même absolument rien. Le livre n'a rien d'un austère traité d'économie et embrasse l'ensemble des registres, y compris celui des relations humaines et de l'autobiographie. Nos experts mouillent leurs maillots pour reprendre l'expression sportive et parlent d'eux-mêmes, de leurs familles, de leurs vécus et de leurs convictions et analyses. On découvre au passage qu'ils sont loin d'avoir circonscrit leur savoir aux limites de leurs métiers et ils offrent au lecteur des incursions vivantes dans la littérature, l'art, la sociologie, etc. De plus, ces aptitudes trouvent à s'épanouir à travers la forme éditoriale choisie, celle de l'entretien à deux, avec la complicité d'un médiateur, le journaliste Stéphane Bugat (auteur d'un récent ouvrage sur le président Hollande, ses équipes et ses réseaux), qui sait se montrer discret et parfois décisif dans la relance du face-à-face. Ce sont deux hommes qui parlent, «un fils de pied-noir et un Algérien fils de moudjahid», passant avec grâce de leurs souvenirs personnels à la haute voltige des chiffres et des concepts. Ils ne craignent pas de se «rentrer dedans» parfois et de souligner leurs différences ou oppositions. Mais ils le font à fleurets mouchetés, avec une écoute, un respect et une élégance de la contradiction, ce qui fait tout le charme de cet ouvrage et en rend la lecture aisée et agréable. Les commentaires du passé ou de l'actualité voient surgir, au détour d'une ligne, des anecdotes comme ce voyage commun à Sétif sur les lieux de naissance de Jean-Louis Levet. France-Algérie, Le grand malentendu passe en revue l'ensemble des relations entre les deux pays en les inscrivant, de plus dans le contexte mondial actuel, offrant une vision planétaire du sujet. Avantage des deux auteurs sur de nombreux historiens, ils maîtrisent à la perfection les aspects économiques et financiers qui permettent d'expliquer en profondeur les faits politiques. De plus, en tant que spécialistes de la prévision et de la prospective, ils apportent aussi ce que les historiens s'interdisent généralement de produire, sauf en relevant des tendances, soit une capacité à projeter l'avenir. Ainsi, après avoir décrypté les malentendus, les conflits, les tensions et autres, ils en arrivent à imaginer l'évolution de ces relations et à tracer même les possibles (et nécessaires disent-ils) convergences d'avenir. Comme le précédent ouvrage présenté, celui de Levet et Preure est structuré en quatre parties : Empreintes, Cinquante ans d'indépendance, D'hier à aujourd'hui et Un avenir commun. Vers la fin, Mourad Preure cite l'adage anglo-saxon : «Where is a will, there is a way». Où il y a une volonté, il y a un chemin. Ce chemin se creusera-t-il ? En tout cas, avec ces deux ouvrages, on peut comprendre pourquoi il ne s'est jamais creusé jusque-là et mesurer ce qu'il en coûte. En attendant Hollande...
*Collectif. «Histoire de l'Algérie à la période coloniale, 1830-1962» Coédition Barzakh, Alger et La Découverte, Paris. 2012. 717 pages. *Jean-Louis Levet et Mourad Preure. «France-Algérie, le grand malentendu ». Emergy Editions, Alger et L'Archipel, Paris. 2012. 334 pages.