La guerre a toujours été éloquente à sa manière, et pour cause ! Les gens de bonne volonté ont beau vouloir transcender son statut de « phénomène social », elle parvient quand même à s'installer là où l'on s'y attend le moins. Dans son roman, Gibier d'élevage, Oê Kenzaburô, prix Nobel de littérature 1994, prend le chemin le plus court pour nous dire de quoi est faite la folie humaine. A travers l'œil d'un enfant, qui n'est, en fait, que le romancier lui-même, nous entrons de plain-pied dans un univers d'une simplicité apparente, mais promis à une violence inouïe. C'est que l'homme, dans ses moments de folie, aime à récuser les éléments de son propre bonheur sur cette terre. Bien que la guerre fasse rage dans les étendues de l'océan Pacifique, les villageois d'une île de l'archipel japonais, tout en restant sur leur garde, poursuivent leur train-train quotidien : stocker les produits agricoles dans le grand silo du village, chasser les lapins, dépiauter les belettes pour en récupérer les peaux, ou encore, incinérer leurs morts, en plein air, à quelques pas de chez eux. Le souffle de la guerre ne risque pas de les atteindre, ou du moins, c'est l'impression qui se dégage du climat général dans la petite île. Intervient alors un évènement qui va mettre leur vie sens dessus dessous : un avion américain est abattu au-dessus de la forêt jouxtant le village ! Un des trois pilotes échappe à la mort et il est, pour son bonheur ou pour son malheur, noir de peau. Aux yeux des villageois et des enfants, en particulier, c'est une « prise » exceptionnelle. La question lancinante, qui revient sur les lèvres des enfants, est celle de savoir si le prisonnier va être exécuté ou non. Considéré, dès le départ, comme un véritable « gibier d'élevage », le prisonnier, enchaîné au fond du silo, devient l'attraction principale de tout le village. Qui doit se charger de le nourrir, de veiller à sa santé, bref, à son statut de prisonnier de luxe en attendant le verdict final des responsables politiques chargés de la sécurité de toute l'île ? A la suite des adultes, ce sont les enfants qui prennent le relais. Désormais, le prisonnier se taille une bonne place dans le monde des enfants. On le voit, en leur compagnie, prendre de l'air frais dans les ruelles du village, jouer, gambader, faire de petits travaux domestiques sans, toutefois, pouvoir communiquer avec eux sinon avec des gestes, des rires et autres astuces que les enfants savent inventer. Tout semble donc entrer dans l'ordre avec ce prisonnier qui commence à se plaire dans sa nouvelle situation plus que confortable par rapport à ses pairs qui continuent à larguer des bombes sur les Philippines et les environs directs de l'archipel japonais. Le couperet finit par tomber. Ordre est donc donné de procéder au transfert du prisonnier vers un autre lieu. Celui-ci, en lisant dans les regards, hagards et lointains des enfants, finit par comprendre que sa vie est, désormais, sur le point de prendre un détour incertain. Il se précipite pour prendre le narrateur en otage dans le silo qui constitue à la fois sa propre cellule et son lieu d'hébergement. Après de vaines tentatives pour le faire revenir à de bons sentiments à l'égard des villageois et du narrateur lui-même, l'aventure prend fin avec une violence inexplicable : un coup de hache lui est assené par le père de l'otage à un moment où il s'était bien complu dans son propre jeu. En quelques instants, la vie des enfants bascule. Cette aventure les aura propulsés à l'âge adulte sans crier gare. Plus question pour eux de garder leur statut initial. « La guerre, dit le narrateur avec lassitude, n'aurait jamais dû venir chez nous ! » Pour marquer sa désapprobation, il ajoute encore : « Après tout, ce n'était qu'un Noir ! ». Comme si l'homme de couleur n'avait rien à voir avec la guerre en tant que phénomène social. Le Noir aurait pu, par son statut, rester indéfiniment parmi les villageois, et parmi les enfants en premier lieu, mais, la loi de la guerre l'a rattrapé. Le roman de Kenzaburô est là pour nous rappeler que ce même schéma s'est toujours reproduit à travers l'histoire humaine. Dans Le général de l'armée morte, d'Ismaïl Kadaré, un jeune militaire allemand est fait prisonnier dans un village de la haute Albanie. A travers son journal, récupéré après sa mort, on découvre un jeune homme attendant impatiemment la fin de la guerre pour rentrer chez lui. On le voit vivre une idylle avec la fille du fermier qui le fait participer aux travaux d'engrangement au point de lui faire sentir qu'il est chez lui, quelque part en Allemagne. Le jour fatidique finit par arriver et de ce naïf il ne reste, en fin de compte, que quelques os enterrés dans un endroit reculé de la ferme. La guerre l'avait rattrapé comme elle l'avait fait avec le prisonnier noir dans une île de l'extrême Levant. La folie humaine est restée égale à elle-même et elle est traitée en tant que telle depuis qu'elle a trouvé place dans la littérature. Hélène de Troie et Pâris, dans L'Iliade d'Homère, sont rattrapés par la guerre après une dizaine d'années de bonheur précaire. Robert Jordan, dans Pour qui sonne le glas d'Ernest Hemingway, est, lui aussi, rattrapé, dans les montagnes de l'Estrémadure, par le même dragon au grand dam de sa bien-aimée, Maria. Le même scénario se reproduit dans Le silence de la mer de Vercors. Même le silence des protagonistes devient complice en dépit de la musique de Mozart qui semble apaiser les rancoeurs. Mais, la guerre est la guerre, on n'y échappe pas. Kenzaburô n'a cessé depuis de s'interroger sur les méfaits de la bombe atomique larguée sur Hiroshima et sur la guerre d'une manière générale. Dites-nous, s'était-il écrié un jour, comment survivre à notre folie ? C'est pourquoi, l'on est tenté, de nos jours, de dire combien il est vital pou tout un chacun de rester chez lui, dans ses propres frontières. En toute simplicité : que fait le jeune militaire américain du Middle West à Baghdad ?