Nassima Hablal avait 85 ans. Elle naquit en 1928, et elle est née à la politique avec la révolte que lui inspirait le colonialisme, chevillée au milieu de la poitrine. A mesure que ses yeux s'ouvraient sur la vie, sa colère grandissait. «J'avais de la famille qui résidait à Sétif, ainsi j'étais informée de ce qui s'y déroulait et particulièrement à Kherrata où quatre jeunes avaient été tués et leurs corps en putréfaction étaient exposés sur la voie publique durant une semaine entière, avec interdiction de leur donner une sépulture.» C'était en mai 1945... Je me souviens de cette femme exceptionnelle qui m'avait accordé un entretien à la fin du printemps 2005 (1). Assistait à l'interview son ami, le syndicaliste membre fondateur de l'Union générale des travailleurs algériens, Boualem Bourouiba, aujourd'hui, lui aussi disparu, en 2011. Ce grand représentant du monde ouvrier m'avait obtenu un rendez-vous, car la Dame était peu bavarde, surtout lorsqu'il s'agissait de parler d'elle-même. Lui arracher des éléments pour essayer de constituer une biographie était un travail de mineur de fond. Dès que votre attention se relâchait d'un regard, elle prenait le large pour parler de toutes celles et ceux qu'elle avait rencontrés dans sa vie tumultueuse de militante de la première heure. «Pour des raisons sociales, j'ai commencé à travailler très tôt. Ma mère ayant perdu la rente sur une maison que l'administration coloniale lui avait confisquée dans un quartier en démolition.» Son entrée malgré son jeune âge dans la vie du travail n'a pas bridé sa détermination et ne l'a pas privée de la fréquentation d'un groupe d'étudiantes et d'étudiants de sa génération. Elle évoquera au gré de leur retour dans sa mémoire certains d'entre-eux... «La première cellule dans laquelle j'ai activé se trouvait à La Casbah. Il y avait là Fatima Zekkal, qui deviendra plus tard Mme Benosmane, Mamia Chentouf et tout un groupe de filles. Nous ramassions de l'argent pour le Parti auprès des familles aisées, bien sûr. Nous vendions le journal et nous faisions tout un travail de propagande parmi les femmes.» L'histoire sociologique de l'Algérie, qui reste à écrire, nous expliquera sans doute un jour pourquoi le mouvement national avait été si avare en places dans ses rangs, pour les femmes. Tous les partis politiques, sans exception, semblent s'être passés de l'action militante féminine depuis l'Etoile Nord-Africaine (ENA). Rencontrer dans les années 1940 des jeunes activistes de la trempe de Nassima Hablal est un véritable coup de tonnerre. Mais cette place était limitée. Malgré leur disponibilité, leur courage et leur volonté, on leur fermera la porte du politique pour les enclore dans ce qu'on appelait «le social». Cette misogynie se révèle dans les organigrammes et la vie organique des formations politiques nationalistes. Le mérite de Nassima Hablal et de toutes les autres est d'avoir forcé les verrous qui les maintenaient hors-champ de l'action. «Notre section de femmes se rendait dans des réunions familiales ou des cérémonies. Il est effectivement arrivé un temps où je m'en suis lassée et où cela ne m'intéressait plus.» Parallèlement à sa vie de militante, Nassima Hablal trouvera un emploi dans l'administration coloniale, au Gouvernement général. Elle sera une des toutes premières secrétaires algériennes à pénétrer dans le mihrâb du pouvoir colonial. Un emploi à haut risque en raison de l'accroissement de ses activités clandestines. «C'est à cette époque que j'ai commencé à activer dans un réseau composé d'hommes... Je recevais chez moi des militants qui, lorsqu'il y avait un congrès ou une réunion qui se déroulait à Alger, y venaient secrètement, étant des interdits de séjour ou entrés dans la clandestinité. C'est ainsi que j'ai été amenée à héberger M'hammed Yazid ou Mohamed Ben M'hal qui était secrétaire particulier de Messali Hadj et beaucoup d'autres.» Quand vint la malheureuse affaire du démantèlement de l'Organisation spéciale (OS)... La déception était à la mesure de la catastrophe qui avait frappé le Parti et l'OS. Abane, avec lequel elle travaillera, avait aussi été incarcéré. «Il était encore à l'époque secrétaire de commune mixte à Châteaudun du Rummel (auj. Chelghoum Laïd / Mila). Il se permettait, d'après ce qui m'a été raconté, d'afficher dans son bureau municipal un portrait géant de Messali Hadj. Il avait été condamné à cinq ans de prison.» Toutefois avait-elle précisé : «Jeunes militants, nous n'étions pas tellement au fait de ce qui se déroulait et nous ne savions pas le pourquoi des choses...» Le cloisonnement qui a de tout temps marqué les organisations nationalistes, puis plus tard le FLN, peut paraître aujourd'hui comme exagérément hermétique et ombreux. Il s'explique par la brutalité extrême des services de police et le sort souvent fatal qui était celui des militants les plus farouches. Si les leaders, quelques-uns seulement, étaient pour des raisons de devanture, plus ou moins épargnés, on oublie souvent que bien des patriotes sont morts sous la torture et dans des conditions obscures jamais éclaircies à ce jour, durant la période du combat politique depuis les années vingt. Tout le monde connaissait la cruauté de l'appareil répressif colonialiste et de quelles atrocités ses officiants étaient capables. Mais nous dit Nassima Hablal : «Nous savions quoiqu'il en soit que nous luttions pour notre indépendance, quelle que soit la forme de la lutte. Bien sûr que l'éventualité d'autres formes de combat était présente dans les consciences. Naturellement, ce n'était pas dans l'esprit de tous. Mais certains étaient déjà dans les maquis comme Krim Belkacem ou le futur colonel Ouamrane qu'on appelait ‘Boukerrou'. C'est d'ailleurs Ben Mokkadem, militant du PPA, qui, à l'indépendance, deviendra mon époux, qui l'avait recruté. Ouamrane, qui était sergent dans l'armée française dans la deuxième moitié des années 1940, était à l'académie de Cherchell où mon mari l'avait contacté.» Nassima Hablal traversera la houle du conflit entre partisans de Messali Hadj et leurs adversaires du Comité central menés par Benyoucef Ben Khedda, avec de l'amertume plein le cœur. «J'étais déçue. Très déçue surtout d'apprendre qu'il existait des conflits et des luttes intestines.» A la question de savoir si elle avait perdu espoir, elle répondra : «Non ! A aucun moment. Je savais que tout s'arrangerait. Mais quand ?» -El Watan : «Le 1er Novembre 1954 arrive. Comment accueillez-vous ce jour ? Vous en souvenez vous ?» -Nassima Hablal : «Parfaitement ! La joie était immense comme l'étaient les espoirs que ce jour a suscités. C'était fait ! J'attendais qu'on me donne le signal.» «Le premier acte émancipateur du 1er novembre est sans aucun doute à mon sens celui qui a permis aux femmes d'entrer en masse dans le combat. Elles n'ont pas attendu une assignation particulière destinée à les mobiliser, ou une décision organique d'une formation quelconque. Elles se sont senties concernées par l'«Appel au peuple algérien», autrement dit la proclamation du 1er Novembre.» Ainsi, Nassima Hablal sera vite engagée. C'est lors d'un voyage à Bucarest (Roumanie) pour le Festival mondial de la jeunesse, dit-elle, «qu'un jeune homme m'a abordée et m'a demandé si j'étais bien Nassima Hablal. ‘Oui', lui ai-je répondu. – Je voudrai discuter avec toi'», m'a-t-il dit. Le jeune homme en question c'était Mohamed Sahnoun, le futur diplomate. Il était avec le groupe d'Amara Rachid (2). Puis les choses se sont accélérées. Abane Ramdane sort de prison au début du mois de janvier 1955. Krim Belkacem lui confie, l'organisation d'Alger. «Il est venu chez nous où il s'est installé pour un an ou plus. Jusqu'à mon arrestation», confie non sans fierté Nassima Hablal. En effet, le leader nationaliste a habité à Belcourt (Belouizdad), non loin du jardin d'Essais du Hamma dans la villa La Gloriette. «Il y tenait ses réunions, il contactait les gens, pour organiser la première zone autonome d'Alger. Il y avait tout le groupe, Amara Rachid et les étudiants comme Mohamed Lounis, Mustapha Saber. Par la suite est venu Ben Khedda, puis Mohamed Ben Mokkadem qui était le coordinateur de la zone autonome d'Alger...» Revenant à Abane, elle témoignera qu'il avait abattu un travail considérable. «Nous n'avions pas de Ronéo, pas de matériel d'impression, rien. Après, certes, nous nous sommes équipés. Mais avant, je tapais des tracts chez moi puis nous allions les tirer ailleurs, là où on le pouvait, chez des Français. Puis il y a eu comme c'est souvent le cas, ‘une âme charitable' qui nous a dénoncés. J'ai donc été appréhendée, mais pour peu de temps. Préparée à l'éventualité je n'ai pas parlé. Cette première fois, je n'avais pas été torturée. Ils m'ont interrogée au commissariat central pendant deux ou trois jours. Puis ils m'ont déférée à la prison. J'avais un oncle qui était avocat, Me Bensmaia, qui connaissait un grand patron Me Morino lequel était bâtonnier. Il est intervenu.» Sans perdre de temps, dès qu'elle sera libérée, Nassima Hablal se remettra au service de la cause. Certes Abane ne pouvait plus trouver refuge à La Gloriette puisque Nassima était brûlée. Mais elle continuera à assurer les contacts et à poursuivre son travail de secrétariat de toute l'Organisation nationale puisqu'elle est devenue la secrétaire de tout le Comité de coordination et d'exécution (CCE). Ainsi, elle sera appelée à collaborer à l'Union générale des travailleurs algériens avec Aïssat Idir. «Je faisais la liaison entre Abane et lui, car ils devaient se voir le moins possible. Et puis Abane ne recevait pas tout le monde dans ses refuges. Moi je les connaissais...» Permanente à l'UGTA, elle participera à la confection de L'Ouvrier algérien et du journal El Moudjahid en assurant la frappe. «Le journal nous prenait beaucoup de temps. Il était assez volumineux. Nous étions continuellement visités par la police. Parce que l'UGTA ce n'était pas seulement l'UGTA. On y fabriquait des bombes, on y amenait le matériel et les matières explosives pour leur confection. A un moment donné, quand on a déménagé du local qui avait été mis à notre disposition par Ferhat Abbas, parce qu'il avait été incendié, nous sommes allés à la place de Chartres, dans un immeuble de trois ou quatre étages, dans le local du Mouloudia. Alors quand la police venait, ils se sauvaient tous et je restais seule pour les affronter. Il y avait des produits chimiques dissimulés un peu partout. Je restais jusqu'à huit heures du soir. C'est comme ça que je me suis fait arrêter.» C'était le 21 février 1957. Commence alors le plus terrible cauchemar de sa vie. «Je suis restée dans les centres de torture jusqu'au mois d'avril. J'en ai fait sept. J'ai d'abord fait la caserne des Bérets bleus à Hussein Dey. C'est là que le supplice a commencé… De onze heures du soir jusqu'à six heures du matin, j'étais pendue au plafond la tête en bas, l'électricité… Les électrodes… Les bidons d'eau… toute la panoplie qu'ils avaient en tête. Enfin tout ce qu'ils ont pu inventer.» Dans tous les centres, qu'elle a connus, elle a rencontré d'autres détenus femmes et hommes, compagnons d'infortune, abimés par la «torture républicaine», instaurée et institutionnalisée par l'armée française et recommandée par le pouvoir politique de la quatrième République agonisante, mais dans les faits pratiquée depuis 1830. La cinquième ne fera pas moins. «Je n'avais pas parlé de Abane. J'ai en revanche parlé de Amara Rachid, que je savais mort au maquis depuis quelques mois déjà...» «Si tu parles nous allons t'envoyer en Espagne et personne ne saura si tu as dit quelque chose ,me répétaient-ils.» Elle subira deux mois de calvaire et de ce qu'elle a appelé «la torture industrielle», où elle a vu des «dizaines d'hommes qui toute la nuit subissaient le supplice de la baignoire et que des tortionnaires brûlaient au fer rouge». Son état était tel qu'elle ne sera présentée à la «justice» qu'une fois rafistolée ! Ainsi, passera-t-elle trois mois d'hôpital avant d'émerger de la géhenne. Puis le tribunal, qui la condamne à cinq ans et vint Serkadji... El Harrach où était incarcéré Moufdi Zakaria, avant qu'elle ne soit envoyée en France, à la «Roquette», puis Rennes... Le régime sera mois atroce, mais la prison reste la prison. Puis il y eut Pau... Là, Germaine Tillion, ethnologue et résistante française, obtiendra sa libération conditionnelle ainsi que celle de plusieurs autres détenues. Elle fera tout pour rejoindre le combat. C'est ainsi qu'elle gagne, via les réseaux européens, la Tunisie. En 1962, Nassima Hablal débarque au Rocher noir (Boumerdès) avec l'Exécutif provisoire. Notes : -1) El Watan. N° 4431 du 16 juin 2005. Pp. 14 – 15. -2) Amara Rachid (Oued Zenati, 6 décembre 1934 – Wilaya IV, le 14 juillet 1956). Symbole de l'engagement estudiantin. Etudes à Azazga puis à Ben Aknoun. Il interrompt sa licence en lettres pour rejoindre le maquis après l'appel le 19 mai 1956. Membre fondateur de l'UGEMA. Proche d'Abane Ramdane. Il meurt au combat, les armes à la main dans la Wilaya IV.