Que peut-il bien se passer pour que la Russie, ou du moins certains avis spécialisés, voire même écoutés, en viennent à dire tout haut ce que le Kremlin se garde de dire ouvertement au sujet de la relation entre la Russie et les Etats-unis ? Habitués pourtant aux avis des Américains leur demandant de développer la démocratie et de respecter davantage les droits de l'homme, les Russes ont cette fois très mal pris la chose, au point de suggérer des représailles, mais avec ce constat, tout de même amer, que l'époque du partenariat stratégique avec les Etats-unis est révolue. Tout est venu d'un discours prononcé par le vice-président américain Dick Cheney, perçu à Moscou comme un discours-programme sur les relations entre l'Occident et la Russie. Ce qui a suscité un vent de colère dans les milieux politiques et intellectuels russes. Le président du Centre d'évaluations et d'analyses stratégiques, Alexandre Konovalov, politologue, estime : « Nous devons apprendre à bâtir la démocratie, mais il n'y a aucune raison d'aller à une conférence pour s'entendre accuser d'opprimer les Etats voisins et d'utiliser à cet effet l'arme du pouvoir. Un expert proche du Conseil pour la politique extérieure et de défense qui a préféré garder l'anonymat a dit : « Il ne faut pas se comporter comme une jeune provinciale sentimentale. Qu'est-ce que cela peut bien nous faire si on nous dit des choses désagréables avec lesquelles nous ne sommes pas d'accord ? Il faut savoir supporter les injures, les railleries, les crachats. Mais au lieu de s'essuyer le visage, il faut leur rendre la monnaie de leur pièce. Avec calme, sans hystérie, raisonnablement et, l'essentiel, avec des arguments à l'appui. C'est cela l'art de la diplomatie. Le chef de l'Etat n'a rien à faire à ce rassemblement à Vilnius, mais le chef de la diplomatie aurait pu expliquer à l'assistance la position de la Russie. Et cela en des termes durs, s'il le faut, pour donner une réponse symétrique à Cheney. Il ne faut pas avoir peur. » En termes de réponse, la Russie peut priver les compagnies américaines de gros contrats, a estimé le quotidien financier russe Vedomosti, citant des sources proches du Kremlin. « Moscou peut donner une réponse asymétrique à la pression politique des Etats-Unis, en privant les milieux d'affaires américains de contrats de plusieurs milliards (de dollars) », écrit Vedomosti. La Russie pourrait notamment « prendre une décision négative » concernant la participation américaine au projet de développement de l'énorme gisement gazier russe Chtokman ou faire en sorte que la compagnie aérienne Aeroflot contrôlée par l'Etat choisisse des Airbus et non des Boeing pour renouveler sa flotte, souligne le journal, citant un responsable « proche du Kremlin », sous couvert de l'anonymat. Ce contrat, qui porterait sur 22 long-courriers Airbus A350, est estimé à environ trois milliards de dollars aux prix catalogue, rappelle le journal. Un autre responsable russe, cité par Vedomosti, « n'excluait pas » une suspension des négociations avec Washington sur l'adhésion de la Russie à Organisation mondiale du commerce (OMC), à l'initiative de Moscou. Pour adhérer à l'OMC, un pays candidat doit recevoir l'approbation de tous les Etats membres de l'organisation. L'adhésion de la Russie reste pour l'essentiel suspendue au feu vert américain. Les Etats-Unis craignent le retour de la Russie M. Cheney a accusé Moscou d'utiliser ses ressources en gaz et pétrole « comme instruments de manipulation et de chantage » envers les anciennes républiques soviétiques. Il a aussi exhorté la Russie à ne pas s'écarter de la voie des réformes démocratiques si elle veut garder ses bons rapports avec l'Union européenne et les Etats-Unis. « De manière abusive et déplacée, le gouvernement (russe) restreint les droits », a-t-il dit. La presse russe a estimé que la mise en garde adressée à la Russie par M. Cheney signifiait un retour de la Guerre froide. Toutefois estime-t-on en ce sens, à l'échelle globale il n'y a pas d'hostilité entre les Etats-Unis et la Russie. La guerre froide est effectivement terminée. Mais, d'un autre côté, les propos de Richard Cheney indiquent que les relations américano-russes sont dépourvues de toute amitié. L'époque du partenariat stratégique et de la coalition Etats-Unis-Russie face au terrorisme international appartient bel et bien au passé, estime Alexandre Rar, expert du Comité allemand pour la politique étrangère. Les dirigeants américains sont très soupçonneux à l'égard de la volonté de Moscou de redonner à la Russie son titre de superpuissance énergétique, parce qu'ils sont conscients qu'en cette qualité celle-ci serait fort capable de modifier le champ géopolitique en Europe et en Asie. Washington a une hantise, celle de voir la Russie jouer un rôle de premier plan dans le règlement diplomatique des conflits régionaux concernant l'Iran ou les pays du Proche-Orient. En outre, on voit poindre à l'horizon une nouvelle rivalité entre la Russie et les Etats-Unis dans l'espace post-soviétique. L'adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) est briguée maintenant par l'Ukraine, la Géorgie, la Moldavie et, peut-être, par l'Azerbaïdjan. La Russie ne peut pas percevoir cette évolution des événements autrement que comme son éviction de la région. Qui plus est, cela se produit justement à un moment où Washington devrait plutôt coopérer avec Moscou dans la lutte contre le terrorisme, ce qui est aujourd'hui bien plus important. Cela intervient après la franche opposition de la Russie dans le dossier du nucléaire iranien, dans lequel elle refuse de s'engager dans des sanctions internationales comme le veut Washington, ou encore le fait de recevoir une délégation du mouvement palestinien Hamas contre l'avis du Quartette au sein duquel siège la Russie.