Nuit du 18 au 19 juin 1965. Le colonel Tahar Zbiri, chef d'état-major de l'ANP, vient réveiller, vers 1h30 du matin, le président Ben Bella à la Villa Joly. Il est flanqué d'une bonne brochette d'officiers supérieurs et de hauts fonctionnaires de la sécurité. Parmi eux : le commandant Chabou, secrétaire général du MDN, le commandant Saïd Abid, chef de la 1re Région militaire et Ahmed Draïa, commandant des Compagnies nationales de sécurité et future DGSN. Le président n'a pas le temps de s'habiller. Il reçoit ses hôtes en robe de chambre. Ben Bella est intrigué par cette visite inopinée à une heure aussi indue. Tahar Zbiri ne laisse pas trop durer le suspense. Il lui annonce sans fioriture qu'il était destitué : «Si Ahmed, un Conseil de la révolution vient de te déposer. Tu as quelques minutes pour t'habiller et nous suivre. Toute résistance est inutile», assène-t-il (1). Le président Chadli, qui avait été mis dans la confidence en sa qualité de commandant de la 2e RM (Oran), soutient, dans ses Mémoires, qu'il avait été question, au début, d'arrêter Ben Bella à sa sortie du stade d'Oran où il avait assisté au match Algérie-Brésil qui s'est déroulé le 17 juin 1965. «L'idée fut abandonnée in extremis de peur que l'arrestation de Ben Bella ne provoquât des troubles parmi les supporters (…) ou qu'elle fût prise pour un enlèvement ».(2) L'autre «Bataille d'Alger» Jean Daniel, qui se trouvait à Alger au moment des faits, rapporte que le putsch avait fait un certain nombre de morts cette nuit-là. Dans un récit palpitant livré à chaud dans les colonnes du Nouvel Obs, il écrit : «Tahar Zbiri répète sèchement : «Dépêche-toi, la comédie est terminée!». On entend des tirs qui donnent aux propos du chef d'état-major un poids décisif. C'est plus qu'une fusillade. A Hydra (…), l'installation de la police judiciaire est attaquée au bazooka. Pour faire leur rapport, les membres de l'ambassade des Etats-Unis décèleront le lendemain 221 traces de projectiles. Une compagnie de la Garde nationale refusait de se rendre. Il y a eu huit morts». (3) Le lendemain, des chars sont déployés dans la capitale. Petite anecdote : le coup d'Etat de Boumediène survient au moment où Gillo Pontecorvo tournait La Bataille d'Alger, aussi d'aucuns croyaient que cet étalage de blindés faisait partie du décor. Le titre du film s'avérera prémonitoire. Sauf que les belligérants ont changé. Ce ne sont plus les paras du général Massu contre les activistes du FLN assiégés dans La Casbah, mais deux frères ennemis s'entretuant pour le pouvoir. A la radio est diffusé en boucle un communiqué justifiant le pronunciamiento devenu «attashih athawri» (redressement révolutionnaire) dans la rhétorique de son auteur. La Proclamation du 19 juin 1965 dénonce notamment le pouvoir personnel du président déchu. Extrait: «Le pouvoir personnel, aujourd'hui consacré, toutes les institutions nationales et régionales du parti et de l'Etat se trouvent à la merci d'un seul homme qui confère les responsabilités à sa guise, fait et défait selon une tactique malsaine et improvisée les organismes dirigeants, impose les options et les hommes selon les humeurs du moment (…) La mystification, l'aventurisme et le charlatanisme politique ainsi démasqués, Ben Bella, en subissant le sort réservé par l'histoire à tous les despotes, aura compris que nul n'a le droit d'humilier la nation (…) ni d'usurper d'une façon indécente la caution politique de ses hôtes illustres pour faire avaliser son inqualifiable forfait et sa haute trahison.» Les vrais mobiles du putsch Il tombe sous le sens que les vrais mobiles du putsch sont ailleurs. Dès son accession au pouvoir, Ben Bella s'attachera à affirmer son autorité par un certain nombre de mesures qui susciteront l'ire de Boumediène. C'est ainsi qu'il nomme Tahar Zbiri chef d'état-major de l'ANP à l'insu de son ministre de la Défense. Il crée des milices populaires, à partir de septembre 1963, pour «protéger la révolution» ; et quatre jours avant le putsch, soit le 15 juin 1965, il passe un accord avec Aït Ahmed visant à mettre fin à l'insurrection du FFS en Kabylie, sans l'aval de Boumediène. Il faut également citer ce fait déterminant qui sera fatal pour Ben Bella : lui qui était arrivé juché sur les chars de l'armée des frontières, aussitôt installé au sommet de l'Etat, il se met à décapiter le clan d'Oujda. Il écarta, tour à tour, Ahmed Medeghri, ministre de l'Intérieur, et Kaïd Ahmed, ministre du Tourisme. Auparavant, il avait poussé à l'exil Mohamed Khider, secrétaire général du FLN, qui l'avait soutenu dans la course au pouvoir. Et en cette fin mai 1965, il décide de limoger son ministre des AE, Abdelaziz Bouteflika. Le prochain sur la liste est Boumediène, himself, dont il s'est toujours méfié. «La mise à l'écart du colonel H. Boumediène aurait été fixée pour le 21 juin», indique Abdelkader Yefsah (4). Une importante conférence afro-asiatique devait être organisée au Club des Pins, fin juin. Une bonne opération marketing, dont Ben Bella entend tirer pleinement profit. Il ne veut pas de concurrent. Pour l'image, il était important pour lui que Bouteflika et Boumediène soient hors-champ à ce moment-là et qu'il apparaisse comme le leader incontesté de la Révolution algérienne. La suite, on la connaît… Dix ans de vide constitutionnel Quand il accède au pouvoir suprême, le colonel Houari Boumediène a à peine 33 ans. Lui qui fait grief à Ben Bella d'avoir érigé le pouvoir personnel en mode de gouvernance, dans les faits, le nouveau maître du pays ne fera pas mieux. «De 1965 à 1977, Boumediène concentrait entre ses mains tous les pouvoirs – exécutif, législatif, judiciaire, politique, militaire, et même symbolique – sans avoir ni légitimité historique ni légitimité des urnes», résume Mahfoud Bennoune (5). Deux ans avant sa mort, Boumediène mène des réformes institutionnelles au pas de charge. La Charte nationale est promulguée le 5 juillet 1976, suivie de la Constitution du 22 novembre 1976. Le 10 décembre de la même année, Boumediène est élu avec un score «folklorique» de 99,50% des suffrages exprimés. Le 29 septembre 1978, le successeur de Ben Bella s'envole vers Moscou, officiellement, pour «une visite de travail et d'amitié». La vérité est qu'il y est allé pour soigner une pathologie rare : la maladie de Waldenstrôm, celle-là même qui avait emporté le président Pompidou. Alors que Bouteflika et Taleb El Ibrahimi lui avaient suggéré d'aller se soigner à Paris, Boumediène préféra donc la lointaine et glaciale URSS. Il faut rappeler qu'il ne s'était jamais rendu en France, pas même en visite privée. Le 14 novembre 1978, Boumediène revient au pays pour mourir. Il est aussitôt admis à l'hôpital Mustapha. Le 27 décembre 1978, à 4h du matin, il rend son dernier souffle. Il avait tout juste 46 ans. Ses funérailles donnèrent à voir un peuple inconsolable. Boumediène est arrivé en vulgaire putschiste, il est parti en homme d'Etat. --------------------------------------------- Notes • Cité par M'hamed Yousfi dans son livre Le Pouvoir. 1962-1978. Face voilée de l'Algérie, dont El Watan a publié des extraits dans son édition du 21 juin 2005 sous le titre : Le coup d'Etat était décidé trois semaines avant son exécution. • Chadli Bendjedid. Mémoires. Tome 1. 1929-1979. Editions Casbah. 2012. P 244. •Jean Daniel. Alger : Histoire d'un complot. in: Le Nouvel Observateur n°32 du 24 juin 1964. • Abdelkader Yefsah. La Question du pouvoir en Algérie. ENAP. Alger. 1990. P 149. • Mahfoud Bennoune. Esquisse d'une anthropologie de l'Algérie politique. Editions Marinoor, 1998, p68. op.cit. P 246.