La jeune documentariste serbe Mila Turajlic était en compétition au 4e Festival international du cinéma d'Alger (FICA) et des journées dédiées au film engagé avec Cinema komunisto. Un documentaire qui relate l'histoire de l'ex-Yougoslavie à travers la passion pour le 7e art de Josip Broz Tito, fondateur de cette République fédérative des Balkans, devenu Président à vie, à la tête d'un parti communiste, parti unique. A l'éclatement de la Yougoslavie, Mila Turajlic n'avait que dix ans. - Que représente Tito pour vous aujourd'hui ?
La réponse était tellement difficile qu'il fallait faire un film ! Je suis native d'une famille fortement pro-yougoslave, mais anticommuniste. Même si mes parents et mes grands-parents étaient de gauche. Ma mère était à Paris lors des manifestations estudiantines de mai 1968. Chez moi, j'ai grandi avec une image pas très positive de Tito, une image d'un dictateur. Cela dit, dans mon cercle familial et amical, il était perçu comme un grand chef d'Etat. Nous étions contre l'idéologie et le système politique qui interdisait les libertés et les droits politiques, mais en même temps, nous étions conscients du fait que la Yougoslavie était un pays sérieux avec une stature internationale. J'ai mis cinq ans pour faire ce film, lu des documents, consulté des archives… J'ai aujourd'hui beaucoup de respect pour Tito. J'ai visité son île privée (Brijuni) et me suis déplacée dans le camp des prisonniers politiques. En comparant Tito aux politiciens d'aujourd'hui, on se rend compte que ces derniers ne sont pas du tout des chefs d'Etat, ce sont des managers d'affaires !
- Tito était-il un dictateur ?
Oui ! Mais peut-on parler de dictateur éclairé ? Peut-on faire plus une comparaison entre Tito et Atatürk qu'entre Tito et Staline ? Le débat est : qu'a réellement fait ce dictateur pour son pays (…) ? J'ai évoqué dans le film la séparation entre Tito et Staline en 1948. A cette date-là, Tito prenait la tête de la Yougoslavie et décidait de positionner plus tard le pays dans le mouvement des non-alignés.
- Il était, semble-t-il, difficile pour vous de retrouver les archives ?
Il n'est pas facile d'accéder aux archives en ex-Yougoslavie. Des archives déjà mal conservées. Il y a un problème de droits sur ces archives (…). Les studios Avala seront vendus. Ils sont fermés. La plupart des choses que vous avez vues dans le film ont été jetées à la poubelle, comme les costumes, les décors, les bobines…Heureusement qu'après avoir visionné le film, le directeur de la cinémathèque de Belgrade a décidé de sauver les bobines abandonnées. Pendant le tournage, j'ai récupéré beaucoup de choses. Personne ne s'intéresse aux archives de ces studios ! L'homme d'affaires qui va acheter les studios va, en fait, récupérer le terrain, avoir la liberté de faire disparaître les bâtiments. Les cinéastes ex-yougoslaves ont essayé de trouver une solution pour sauver cette mémoire. Malheureusement chez nous, seul l'argent a la parole ! En racontant l'histoire de Avala studios, je revenais en fait sur celle de la Yougoslavie. Une manière d'expliquer les raisons de l'écroulement du pays (NDLR : la Yougoslavie se disloque en 1992).
- N'y a-t-il pas ce sentiment de se débarrasser d'une certaine mémoire, ne plus parler de l'héritage de la Yougoslavie ?
Le problème chez nous est qu'à l'arrivée des communistes au pouvoir en 1945, ils ont effacé l'histoire précédente de la Yougoslavie. Les nationalistes ont fait de même à leur arrivée au pouvoir dans les années 1990. Et curieusement, la révolution démocratique des années 2000 a également passé l'éponge sur l'action des nationalistes. On est donc dans une logique d'effacement et de redémarrage. On oublie le passé et on revient à zéro ! Un pays ne peut pas avancer sans assumer son passé.
- Avez-vous trouvé facilement le projectionniste particulier de Tito, Leka Konstantinovic ?
Je ne savais même pas qu'il existait. J'ai trouvé son nom dans les archives après deux ans de recherche et on m'a dit qu'il était encore en vie. Il n'a jamais donné d'interviews. Il m'a fallu beaucoup de temps pour établir une relation avec lui, le convaincre de parler devant la caméra. Malheureusement, il est décédé avant l'avant-première du film…
- Il paraît que Tito a vu 8000 films dans sa vie…
C'est vrai. Le projectionniste a gardé un journal précis sur les films vus par Tito. On sait exactement quels films Tito avait choisi de voir lorsqu'il avait invité Fidel Castro ou la sœur de la reine d'Angleterre. Tito adorait les films de guerre et les westerns. Kirk Douglas était son comédien préféré… En Serbie, Cinema komunisto est sorti en salle. Cela n'arrive jamais chez nous pour un film documentaire. La génération qui a connu Tito n'a pas caché son émotion après avoir vu le film. Les jeunes, par contre, ont avoué ne connaître même pas le visage de Tito. Pour beaucoup, c'était la première fois qu'on leur parlait du maréchal Tito.