Du prétendu choc des civilisations au souhaité dialogue des cultures, la question des rapports Nord-Sud se pose quotidiennement et avec acuité dans l'actualité internationale. C'est dans ce contexte qu'est née l'approche «interculturelle» qui tente de dépasser les conflits en suscitant des rencontres authentiques. Nous avons eu l'opportunité d'assister à une initiative de ce genre qui s'est déroulée, la semaine dernière à Oran, sous l'intitulé «Se souvenir pour mieux construire l'avenir». Initiée par l'association marseillaise Une Terre culturelle, en collaboration avec les Allemands de Bapob et l'association Istijmem d'Oran, cette rencontre a rassemblé trente jeunes Marseillais, Oranais et Berlinois pour des projets artistiques communs. Au menu : un film documentaire en forme de regards croisés sur la Méditerranée et trois pièces théâtrales qui interrogent les frontières politiques, culturelles ou linguistiques en tentant de les dépasser. L'esprit de cette initiative, nous explique Rafik Mousli, de l'association Une Terre culturelle, s'inspire de l'Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), créé par le Traité de l'Elysée du 5 juillet 1963, pour concrétiser la réconciliation à travers la rencontre des jeunes des deux pays : «L'objectif principal de cette démarche est de dépasser les clivages historiques. La naissance de l'OFAJ avait précisément pour but de faire travailler les jeunes Français et Allemands ensemble, au-delà des conflits hérités de la Seconde Guerre mondiale. Seul le travail de mémoire permet d'aboutir à une réconciliation. Un des résultats représentatifs de l'OFAJ est un manuel d'histoire franco-allemand actuellement utilisé dans certains lycées français et allemands. Cette approche peut être productive dans d'autres contextes, notamment entre la France et l'Algérie.» Certes, un manuel d'histoire algéro-français est loin d'être à l'ordre du jour, mais les initiateurs du projet aspirent à un traitement commun de l'histoire ou, en tout cas, dépassionné entre les deux pays. Emilie Petit, porteuse du projet de documentaire et fondatrice de l'association Momkin ("c'est possible", en arabe), relève : «Le travail sur l'histoire n'est pas équitable. L'ouverture des archives, par exemple, doit être totale pour écrire l'histoire en commun. En tant que jeune Française, je peux vous dire qu'il reste beaucoup à faire sur le travail de mémoire en France. Si vous prenez les habitants de Marseille, vous avez tous ces gens issus de la communauté pied-noir qui ont besoin d'être confrontés au passé pour sortir du déchirement. Et puis, les questions d'identité des émigrés ne peuvent se régler qu'à travers le travail de mémoire. Un retour sur l'histoire et une reconnaissance doivent se faire au niveau des Etats. Cela étant dit, notre rencontre n'est absolument pas chargée de ces conflits. Nous, artistes, avons vraiment envie de construire du sens ensemble.» En effet, les discussions entre participants portent le plus souvent sur leur vécu et leur avenir. Gaëtan, monteur du documentaire, raconte : «Avant d'aborder cette rencontre, je me demandais : quel poids aura ce passé dans nos échanges ? Comment vont me considérer les Algériens ? Mais on s'aperçoit très vite que c'est à la société, non aux individus, de porter ces questions politiques. La discussion permet de découvrir la vision de l'autre. En France, nous n'abordons pas trop la question coloniale parce que nous n'avons pas le beau rôle. Donc je suis venu avec la question : qu'est-ce que les Algériens attendent de moi en tant que Français ? Il s'avère qu'ils aspiraient simplement à la rencontre et à travailler ensemble. J'ai rencontré des gens qui étaient heureux de me voir. Finalement, la culture algérienne n'est pas si lointaine et le dialogue est facile. Les Algériens connaissent bien la France mais nous, nous avons besoin de connaître vraiment l'Algérie et les Algériens.» Manifestement, le poids de l'histoire ne pèse pas tant sur les rapports entre jeunes artistes des deux rives ; c'est l'envie de découvrir l'autre et de travailler ensemble qui l'emporte. Jalal, comédien de la troupe Istijmem, se souvient de la première étape du projet : «J'ai découvert une chaleur humaine incroyable à Marseille. Je n'étais pas du tout dépaysé et cela offrait une ambiance favorable au travail collectif. Avec les Allemands, la communication passait aussi. Certes, on ne parle pas la même langue, mais il y a des messages qui passent en dehors de la langue. Avant que l'interprète ne parle, il m'arrivait de comprendre ce que disait mon interlocuteur». Le spectacle présenté par son groupe tourne précisément autour de la communication au-delà des langues. Jalal ajoute : «Je voyais l'allemand comme une langue dure, insurmontable. Aujourd'hui, je peux communiquer avec mes amis allemands pour demander du feu ou offrir un café… Certes, les cultures sont différentes, mais le théâtre est un. Quand j'écoutais les Allemands jouer de la musique sur scène ou déclamer un texte, je reconnaissais certaines choses. On m'explique un texte et je me dis : tiens on dirait du Cheikh Saïdi ! Bref, je découvre que le théâtre populaire n'a pas de frontières. Je m'y étais intéressé théoriquement avec Brecht et Grotovski, mais là on le vit simplement et je me rends compte que notre peuple, et son art, a beaucoup à apporter». Andine, étudiante en théâtre à Berlin, affirme quant à elle avoir découvert une nouvelle façon de faire du théâtre : «En Allemagne, le jeu est très réaliste, intérieur et intellectuel ; ici, on joue beaucoup plus avec l'humour, avec les gestes et le corps. L'échange m'enrichit beaucoup artistiquement.» Sa troupe a décidé d'aborder le dialogue des civilisations dans un espace interculturel par excellence… : les toilettes publiques ! A l'état de projet, la pièce affiche déjà un message fort de compréhension mutuelle à travers une inversion des rôles : dans un futur lointain, les Européens émigrent en masse vers l'Afrique du Nord à la recherche de réussite sociale. La comédienne Meriem Medjkane, qui participe au projet La Langue comme son, explique : «Nous avons choisi de travailler sur la langue parce que la rencontre se fait d'abord dans la langue. Nous nous sommes très vite décidés à aborder ce sujet : comment résonne la langue de chacun chez l'autre ? Les différences, les ressemblances et puis l'interprétation qui peut amener à des situations comiques... S'il devait y avoir un message ce serait de dire qu'il faut aller vers l'autre. C'est l'entre-soi qui nous mine et nous détruit. Cela nous manque en Algérie. Quand un blond ou une blonde se balladent dans la rue, on les dévisages comme si c'étaient des extraterrestres. Ce n'est pas normal. D'un autre côté, on ne devrait pas quitter ce pays juste pour le fuir mais plutôt pour découvrir l'autre.» L'aspiration à la mobilité et à l'échange est certes louable, mais il existe encore des barrières administratives très concrètes qui empêchent sa réalisation. «Les institutions ne facilitent pas le déplacement, souligne Gaëtan, et cela dans les deux sens. Moi, j'ai eu quelques difficultés à obtenir mon visa, même en venant dans le cadre d'un programme d'échange. Je découvre que, en dehors de l'Europe, la libre circulation n'est pas du tout d'actualité.» Si l'on émet des doutes sur l'efficacité des vœux pieux de cette démarche face à la profondeur des conflits historiques et aux barrières bien réelles, Emilie Petit répond en tablant sur «l'effet multiplicateur» des rencontres. «Plus on aura de personnes sensibilisées à ce sujet, plus les sociétés demanderont des dispositifs de rapprochement dans tous les domaines. Il faut des outils concrets pour réaliser cette mobilité. L'idée est que le discours que nous construisons soit porté par les sociétés civiles et qu'il parvienne aux politiques pour faire bouger les choses.» En attendant ces effets à long terme, on peut reconnaître à l'initiative une réelle vertu d'ouverture à l'autre sur le plan individuel. Isabel, étudiante berlinoise qui prépare un mastère en histoire sur la torture pratiquée en Algérie durant la colonisation, met en avant cet enrichissement personnel au-delà de l'intérêt «académique» qu'elle pouvait porter pour l'Algérie : «A travers les médias, nous avons certains clichés sur les pays arabes et musulmans. Alors, certaines choses sont vraies, mais j'ai surtout découvert des gens comme moi, qui ont les mêmes préoccupations et les mêmes intérêts. Nous sommes heureux et malheureux de la même manière. On dépasse les barrières des nationalités ou des religions. Outre la politique ou l'histoire, c'est une expérience personnelle : monter sur scène, rencontrer de nouveaux amis… Cette expérience m'a donné envie de venir plus souvent dans les pays du Maghreb et aussi d'accueillir des Maghrébins pour leur faire découvrir Berlin.» En effet, les moments festifs communs, les amitiés qui se tissent et les discussions spontanées qui s'engagent sur des sujets du quotidien ont au moins autant d'intérêt que le travail de création en lui-même. Franziska Albrecht (Bapob) explique cet aspect du projet : «Au-delà du résultat concret (pièce de théâtre, documentaire…) c'est surtout le processus qui compte. L'essentiel est d'apprendre à travailler ensemble. Ce sont les échanges naturels et humains entre participants qui importent. Au plan individuel, les participants sont amenés à s'interroger sur leurs cultures pour s'ouvrir à l'autre et à sa culture.» Par ailleurs, l'autre n'est pas forcément un autre culturel. Il peut également être un partenaire au parcours et au profil différents. C'est ce que nous avons observé durant une séance de travail, studieuse mais néanmoins conviviale, entre le groupe du film documentaire. Rue de Mostaganem, dans la maison de Abdelkader Alloula mise à la disposition du groupe par l'association Istijmem, nous avons rencontré les cinq membres du projet en pleine cogitation : Charlotte, étudiante en philosophie ; Malik, journaliste ; Kamel, architecte ; Gaëtan, monteur et Emilie, plasticienne. Issus de disciplines différentes, chaque participant apportait sa vision du projet et son savoir-faire. «C'est vraiment très enrichissant de travailler de manière collégiale, confie Emilie, avec des gens qui viennent de différentes disciplines, artistiques ou autres. On est obligé de revoir ses méthodes de travail habituelles. Pour ma part, cela m'a appris à gérer mon impatience et à m'adapter au temps de chacun.» Travailler ensemble ne va évidemment pas sans des situations de crise ou d'incompréhension mais, confie Meriem, «on y apprend surtout à laisser la place à l'autre, prendre le temps de l'écouter et de le comprendre». Enfin, il faut souligner que l'«autre», c'est aussi nous. Jalal note justement qu'on ne travaille pas suffisamment ensemble entre Algériens. Dans le domaine théâtral, par exemple, les troupes fleurissent dans différentes régions du pays mais les collaborations et les projets communs restent assez rares. Les raisons en sont nombreuses et seraient longues à détailler. Au-delà des difficultés matérielles – car il faut bien payer les frais de déplacement, d'hébergement et autres –, ce projet montre l'intérêt d'un travail collégial, débarrassé de la mauvaise concurrence, des présupposés idéologiques et des batailles d'ego. Finalement, oui, se rapprocher de l'«autre», c'est se rapprocher de nous-mêmes.