Fraîcheur et originalité de pièces qui se lisent comme un roman... Auteure d'origine algérienne, Karima Berger s'est déjà fait remarquer par son premier récit, L'enfant des deux mondes qui vient d'être réédité à Alger par les nouvelles éditions El-Ibriz. L'ouvrage qu'elle vient de publier chez Albin Michel et intitulé Les attentives* est d'une grande originalité, car il fait dialoguer la photographie d'une jeune marocaine musulmane découpée dans un magazine avec une future déportée juive aux camps de la mort d'Auschwitz, Etty Hillesum. Cette dernière est Hollandaise d'origine, tout comme Anne Frank, et elle a tenu aussi un journal pendant près de trois ans pour dire l'horreur et la folie qui se sont emparées du monde et en décrivant la montée des périls en Europe. En effet, Etty Hillesum avait pris l'habitude dans ses moments de solitude, quand elle arrêtait de se confier à son journal, de s'adresser à la photographie d'une petite marocaine prise dans le sud de l'Atlas. Etty avait trouvé dans cette photo aux expressions fraternelles une interlocutrice privilégiée pour partager son désarroi et dire aussi son espoir dans une issue qui ne serait pas fatale. Karima Berger a eu l'intelligence de donner une âme et une parole à cette photographie collée au mur d'Etty pour lui répondre, en reliant un passé douloureux de l'humanité à un présent peu reluisant pour les femmes du monde arabo-musulman. Cette similitude dans les destins a déjà été évoquée et démontrée par le critique littéraire algérien Rachid Mokhtari à travers La graphie de l'horreur, où il a montré que l'écriture était un acte salvateur dans les moments où la vie des êtres humains est menacée. Mais, c'est surtout dans son deuxième ouvrage, Au nouveau souffle du roman algérien, paru en 2006, qu'il découvre que beaucoup d'auteurs algériens avaient des thématiques et une poétique qui se rapprochaient des écrivains ayant parlé des camps de concentration et de la déportation. En un mot, ces auteurs algériens faisaient sans le savoir de l'Imre Kertesz, prix Nobel de littérature 2002. Karima Berger semble avoir pris acte implicitement de la théorie de Rachid Mokhtari pour la valider dans son ouvrage, Les Attentives. Mais avant de parler des thématiques qui lient Etty Hillesum à la photographie de la jeune Marocaine, Karima Berger tord le cou à l'idée reçue du photographe qui vole l'âme de la personne photographiée, comme on le pensait dans certaines civilisations, notamment chez les Mayas et les aborigènes d'Australie. En parcourant les pages, on remarque que la jeune Marocaine se réjouit d'être au contact d'Etty Hillesum. Cet échange quotidien qui se déroule dans un appartement situé à Amsterdam commence par l'évocation des moines de Tibhirine assassinés par les extrémistes du GIA. Dans leur retraite, ces religieux aimés de la population avaient coutume de soigner les gens, de méditer et de confier comme Etty Hillesum à la page blanche leurs réflexions. Ainsi, le père Christian de Chergé essayera d'établir un dialogue avec ses assassins en refusant de quitter son monastère. Il écrira : «Ma vie n'a pas plus de prix qu'une autre […] J'ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément». L'échange entre les deux jeunes femmes se poursuit sur d'autres sujets comme celui de la religion. Etty Hillesum avait toujours à portée de main des exemplaires de la Torah et du Coran. La jeune marocaine de la photographie ne semble pas surprise des lectures de sa confidente, car le judaïsme et l'islam ont une grande proximité et, comme le rappelle Karima Berger à juste titre : «Moïse est le prophète le plus cité dans le Coran». Sans oublier que les deux religions se réclament du patriarche Abraham. La jeune Marocaine de la photographie fait d'autres parallèles entre le judaïsme et l'islam, comme ce geste mille fois répété de l'écriture qu'elle voit chez Etty et qui lui rappelle la copiste qu'elle fut : «A l'école coranique, chaque jour j'apprenais à recopier sur ma louha, une planche rectangulaire de bois clair aux contours très doux à force d'être tenue enlacée dans mes bras d'enfant, toute voilée de ses lettres». Cette spiritualité partagée entre les deux femmes devient du mysticisme et Etty Hillesum parle de ses prières faites de prosternation et de soumission à Dieu. Ces gestes quotidiens de communion avec l'être suprême ressemblent à s'y méprendre à la prière que fait le musulman cinq fois par jour. Ainsi, la piété d'Etty Hillesum fait penser à celle de la mystique musulmane Rabia Al Adaouiya. De la spiritualité, l'échange débouche ensuite sur la politique. La jeune marocaine de la photographie parle de la démocratie qui est devenue une aspiration populaire dans le monde arabo-musulman et croit savoir qu'avec des femmes comme la yéminite Tawakkul qui a été co-lauréate du prix Nobel de la paix en 2011, la perspective d'un horizon clément est envisageable. Ce dialogue d'outre-tombe entre Karima Berger et Etty Hillesum est un travail d'une grande richesse historique car il traverse les époques en pointant du doigt les failles de l'âme humaine et les dérives qui naissent de la puissance et du désir de domination. L'écriture très agréable et le lyrisme de Karima Berger donnent à ce texte une force poétique qui captive les lecteurs les plus exigeants. Les Attentives est une amorce de dialogue qui permet aux religions monothéistes et aux gens du livre de voir ce qui les rapproche plus que ce qui les différencie.Slimane Aït Sidhoum *Karima Berger, «Les Attentives», Ed. Albin Michel, Paris, mars 2014.