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«Inchallah»
KARIMA BERGER, ECRIVAINE, À L'EXPRESSION
Publié dans L'Expression le 28 - 03 - 2011

Née à Ténès, en Algérie, Karima Berger suit des études de droit, puis de sciences politiques à l'université d'Alger avant de partir s'installer en France, en 1975. Imprégnée d'une grande culture arabo-islamique reçue en héritage, enrichie plus tard d'une culture occidentale dans laquelle elle a vite retrouvé ses repères, elle baigne aujourd'hui dans une double culture qui lui apporte inspiration de l'écrit, sagesse de la parole et spiritualité de la pensée. Elle est l'auteure de L'Enfant des deux mondes (L'aube, 1998), La Chair et le rôdeur (L'aube, 2002), Filiations dangereuses (Chèvrefeuille étoilée, 2008. Prix Alain Fournier), Eclats d'islam, Chroniques d'un itinéraire spirituel (Albin Michel, 2009). En 2010, elle publie Rouge Sang Vierge, un recueil de nouvelles, édité chez El Manar. Sollicitée par nos soins, elle a bien voulu répondre à nos questions.
L'Expression: Quand est né ce besoin d'écrire?
Karima Berger: Depuis toujours...Cela a commencé par une thèse de doctorat et je n'ai plus cessé ensuite. C'est pour moi le moyen d'expression le plus proche de ma formation intellectuelle, mentale et affective. Mon père aimait écrire et il nous a appris à aimer écrire. Je tiens des carnets depuis l'âge de 20 ans, j'y ai consigné les matériaux dont je me sers aujourd'hui pour mes romans. C'est une source inépuisable et qui vous permet en plus d'élaborer ce que vous vivez au jour le jour. C'est un moment de vérité avec soi-même quand on est à sa table, avec sa feuille blanche. On ne peut pas se raconter d'histoires puisque vous seule décidez d'écrire et que personne ne vous demande rien. C'est une exigence intérieure.
Pourquoi les thèmes récurrents de la femme? De l'honneur? De la chair? Du sang?
La femme, parce que j'en suis une et que c'est l'angle de vision qui m'est le plus familier, et quand même, la femme reste un mystère. La puissance de son évocation esthétique, politique, reste permanente et ce, dans toutes les cultures. Les femmes doivent, à la fois garder cette présence «Autre» en ce monde, ne pas reproduire ce qu'ont fait les hommes et en même temps se battre pour être présentes, reconnues, respectées. C'est un très grand enjeu et surtout un défi de conserver ce qu'elles ont de plus précieux.
Comment vivez-vous votre double culture?
Avec une joie qui m'habite continuellement. J'aime être habitée par cette extraordinaire façon de voir le monde sous ses deux aspects, dans ses deux langues, ses deux significations, avec à chaque fois le formidable exercice de faire les correspondances, comme disait Baudelaire, entre une chose française et une chose algérienne...et pourtant, cela a été aussi une souffrance dans l'adolescence: qui suis-je? Et puis un jour, après un travail de maturation, de recul, j'ai décidé que j'étais «double» même si cette enfance baignée dans mon milieu algérien, même colonisé, mais quand même profondément arabe et musulman continue de me bercer. A ce propos justement, Mohammed Dib nous disait que «l'origine est vénéneuse...Elle est certes ce qui est habitable. C'est de même ce qui inhabitable. Elle est ce dont on a besoin pour la quitter: l'air y est si mortellement rare...». Cette parole de Dib, je voudrais la mettre en exergue de tous mes livres, en exergue de ma vie. Merci Mohammed!
D'où vous vient cette spiritualité qu'on ressent très forte chez vous?
Je l'ignore...peut-être un désir de m'élever, de sortir, de m'extraire de la boue du quotidien. M'élever au-delà de ce diktat du matériel qui nous ronge, nous dessèche, nous rend comme des pierres. Mais même des pierres, peut jaillir de l'eau nous dit le Coran... Cette présence de l'âme en moi qui est une sorte de vérité intérieure et qui m'irrigue chaque jour.
Comment vous protégez-vous des agressions d'aujourd'hui contre les musulmans?
Justement, en montrant qu'on peut être musulman sans couteau entre les dents...sans même le montrer, c'est cela le véritable défi. Pas besoin, c'est une chose intime qui dicte ma conduite telle un tuteur invisible qui soutient sa plante, de dedans, pas besoin de spectacle. Malheureusement, le statut en France et en Europe de l'Islam, galvaudé, fait que beaucoup sont attirés par une démonstration au titre, non pas de valeur spirituelle, mais de valeur sociale, revendicatrice, identitaire. Mais ce n'est vraiment pas le bon chemin, encore moins celui qu'exige Dieu de chaque sujet qu'il «a mis au monde». Ce n'est pas sur notre comportement extérieur qu'Il veut nous rencontrer un jour!
Le mot «Inchallah» est constamment employé. Pourquoi?
C'est étrange, comment ce mot pour moi fait partie de mon patrimoine, comme un alphabet secret. La dictature de la vitesse, de la réussite, de la toute puissance de l'homme sur terre me fait peur. J'aime me rappeler qu'il y a plus grand que moi. C'est bon, c'est une sorte d'humilité qui vous donne beaucoup d'amour et d'écoute de l'autre et de vous-même, pour entendre Dieu en soi. J'aime ce mystère «Inchallah», si Dieu veut, c'est comme une porte qui s'ouvre sur le grand secret du monde.
Qu'est-ce qui a inspiré votre dernier livre: Rouge Sang Vierge
Des histoires dont j'ai pu entendre parler, enfant, jeune fille...des histoires de filles, de virginité, d'autorité des pères et c'est surtout le corps qui a chez nous une si grande place. Il est caché, voilé, mais dans les têtes, c'est souvent une débauche d'images, une orgie de fantasmes. En Occident, les femmes sont «dévoilées» mais dans les têtes, il n'y a plus de place pour le rêve, l'imaginaire.
Vous avez évoqué un jour, dans une interview, une émission avec Jacques Berque qui vous a marquée. Pourquoi?
C'est un souvenir très pénible. Aujourd'hui, en Europe, sur l'Islam, c'est la logique du soupçon qui l'emporte, l'Islam «accusé» doit se défendre, rendre compte de ses pratiques ou sommé de prouver sa modération ou sa capacité de modération et faire la preuve que les millions de musulmans désormais installés pour longtemps en Europe, ne sont pas une menace. Et s'il doit le prouver, ce doit être simple, clair, binaire, pas trop de complexité s'il vous plaît. Je me souviendrai toujours de ce soir où je me suis mordue de rage, c'était Bernard Pivot, dans son magazine TV du vendredi soir, accueillant au moment de la première guerre du Golfe, Jacques Berque, le grand islamologue, traducteur du Coran et lui intimant: «Vous avez trente secondes pour dire aux Français si oui ou non le Coran est une machine de guerre contre eux». Sur le visage de cet immense Monsieur, j'ai vu s'abattre l'éclair. Terrassé, il refusa de répondre, atterré par l'obscénité de son interlocuteur.
L'Emir Abdelkader semble avoir une grande place dans votre vie et votre estime...
C'est mon maître, le seul. Son oeuvre est immense et ses Mawaquif sont une lecture quasi quotidienne. Il écrit des choses d'une modernité incroyable pour son temps. Un homme enraciné dans la réalité sociale (guerrier, chef d'Etat) et en même temps, capable des plus grands exercices spirituels.
L'Algérie a besoin de son Emir, c'est son icône et je trouve qu'elle ne l'a pas assez ressassé sur le plan spirituel. On a trop valorisé le guerrier et pas assez l'homme de Dieu, d'un Dieu intime. Mais on n'a pas voulu convoquer l'Islam de l'Emir ni son oeuvre métaphysique. C'est pourtant de cette filiation spirituelle dont l'Algérie a besoin. On lui a préféré les horreurs de propagande islamique moyen-orientales, les textes les plus réactionnaires de l'Islam, sous prétexte que nous n'avions pas, nation trop longtemps colonisée, nos propres docteurs de l'Islam. On sait aujourd'hui l'étendue du désastre et ce qu'il en coûte de gouverner en refoulant sa part spirituelle. Mais l'Islam de L'Emir n'est pas maîtrisable, trop libre, trop intérieur, trop secret, impossible à agiter dans une arène politique. Dans sa Lettre aux Français, il écrit: «Si les musulmans et les chrétiens me prêtaient l'oreille, je ferais cesser leurs divergences et ils deviendraient frères à l'intérieur et à l'extérieur.» Et pour les femmes, il écrit cette chose incroyable: «La femme en tant que telle est la manifestation du degré de la réceptivité (infi'al = plasticité, puissance, passivité) qui n'est autre que le degré des possibles. Ce degré est d'un ordre admirable et excellent, car n'était la féminité...les noms divins seraient demeurés sans effet et, de ce fait ignorés.» N'est-ce pas magnifique?
Vos livres sont-ils diffusés en Algérie? Pourquoi n'êtes-vous pas éditée ici?
L'enfant des deux mondes avait été bien accueilli, les autres n'ont pas été distribués. J'aimerais bien une coédition, pourquoi pas...?


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