Grâce soit rendue à la Bibliothèque nationale du Hamma d'Alger d'avoir permis aux jeunes générations d'Algériens de connaître un homme de valeur de la trempe d'André Mandouze. Dans la modestie qui sied tant aux grands, le défunt – décédé en juin 2006 – n'a jamais claironné ses hauts faits d'arme – par le verbe – dans le combat libérateur de l'Algérie d'avant 1962. C'est de la bouche de ses amis et de ses anciens élèves que l'on a appris son courage téméraire – pour reprendre les termes de M. Hassani – le beau-frère de Larbi Ben M'hidi. En effet, en pleine Bataille d'Alger, en 1955, la revue Consciences maghrébines, dont il était directeur, répercutait les tracts du FLN que Ben M'hidi et Abane Ramdane rédigeaient dans le secret de leur cache à La Casbah. Mais outre les témoignages élogieux sur ses qualités de pourfendeur du colonialisme et de tenace défenseur des idées de liberté et de fraternité – il fut aussi un homme de foi, selon Monseigneur Teissier – c'est du pédagogue que nous allons parler. Mahieddine Malti, inspecteur général de français en retraite, Mme Chaulet, professeur d'université, tous deux, ses anciens élèves ainsi que Ali Haroun et Lamine Khene, anciens ministres et étudiants à l'époque se sont succédé au micro pour restituer des moments forts – et ô combien émouvants – du professeur de latin. C'est en cette qualité que le défunt débarqua à Alger en 1946. D'emblée, il se distingua par ses rapports conviviaux avec ses étudiants. A l'époque, la plupart des enseignants – tous cycles confondus – imposaient sévérité et froideur à leurs élèves. C'était la pédagogie du béton au propre comme au figuré. Les examens de passage à répétition, dès le primaire, en étaient les symboles à côté du bonnet d'âne, du piquet et autres souvenirs douloureux – quoique attendrissants de nostalgie pour certains. Au niveau de l'université, les étudiants algériens se sentaient étrangers. Les comportements des enseignants, à la limite du rejet, les excluaient du décor. Ali Haroun a décrit l'image, tenace malgré le temps, de ces professeurs en robe rouge qui officiaient à la Faculté de droit d'Alger avant le déclenchement de la guerre. Dès l'apparition de l'homme en rouge par une porte à lui seul réservée, les étudiants se levaient au doigt et à l'œil pour applaudir. Ils refaisaient le même geste des deux mains à la fin du cours, lorsque les affaires remises dans son cartable, le professeur sortait sans un regard ni salut en direction de son auditoire. Secs et sans âme, telles des statues, on les appelait les « mandarins du savoir » isolés dans leur bulle céleste et sourds aux pulsions de leurs ouailles. Leur sort fut scellé en mai 1968, lors de la célèbre révolte estudiantine qui enflamma la France jacobine et certains pays d'Europe. Si l'écrasante majorité de ses collègues cultivait ce mandarinat, le professeur Mandouze, lui, affectionnait la proximité, la confiance et le respect mutuel avec ses étudiants. Son sens de l'écoute et de la communication déteignaient sur ses méthodes pédagogiques. Il était un fervent adepte des méthodes actives qui l'amenaient à se placer en bas du piédestal construit par ses pairs de la vieille école. Il organisait des sorties pédagogiques à Tipaza et à Tikjda au bénéfice de ses étudiants. Il adaptait de la sorte au régime universitaire les pratiques novatrices d'un autre pédagogue d'envergure universelle : son compatriote et instituteur Célestin Freinet, lui aussi militant humaniste et homme de progrès. A l'actif de ce dernier, les classes promenades, la bibliothèque coopérative, le conseil des élèves, la correspondance interscolaire, le texte libre, l'imprimerie à l'école furent (elles le sont toujours et plus que jamais) les axes majeurs d'une pédagogie libératrice du génie enfantin. Le maître d'école n'était pas le seul détenteur du savoir. Quasi contemporain de Freinet, Mandouze — normalien ne l'oublions pas — a baigné avec délectation dans ce climat d'avant-garde, où éducation rimait avec liberté et solidarité entre les hommes. Il refusait le statut et les contraintes hypocrites du fonctionnariat. Un révolté ? Certainement. Toutefois, il ne se contentait pas du verbe – quoiqu'il l'avait percutant et persuasif. Il agissait et de quelle façon ! Toujours dans le souvenir, les témoins présents à la Bibliothèque ont mis en valeur la symbiose entre son militantisme pédagogique et son engagement politique. Nombreuses furent ses conférences de sensibilisation aux idées de liberté données en dehors des amphithéâtres universitaires – dans des salles de cinéma entre autres. Les étudiants et lycéens – des musulmans et quelques Européens – constituaient son assistance assidue. Les étudiants racistes et farouches anti Algériens avaient à chaque conférence essayé de provoquer le professeur de latin. A chaque fois, ce sont les étudiants algériens qui l'avaient défendu physiquement. Détesté par une catégorie de ses pairs, persécuté par l'administration coloniale, il fut arrêté et emprisonné pendant plus de 40 jours (novembre 1956) pour son soutien indéfectible à la cause du peuple algérien. Il quitta l'Algérie en pleine guerre pour la retrouver en mars 1963 en tant que premier directeur de l'enseignement supérieur de l'histoire du pays. Un poste qu'il occupa pendant dix mois avant de reprendre son poste de professeur de latin à l'université d'Alger. A l'époque, les langues étrangères, les sciences et la modernité ne posaient pas encore problème à la conscience de nos décideurs. Pas pour longtemps, puisque le ver était déjà dans le fruit. A ce jour, un secret (de Polichinelle) entoure les vraies raisons de la démission de A. Mandouze de son poste de recteur de la seule université du pays. Ce geste fort – rares sont les Algériens qui démissionnent de leur poste – annonce les signes avant-coureurs d'un bétonnage idéologique du système éducatif algérien. Nous en payons aujourd'hui encore le prix.