Le Manifeste des libertés a organisé, lundi à Paris, une rencontre-débat sur le phénomène Daech qui ruine l'espoir démocratique au Moyen-Orient suscité par les révoltes arabes de 2011. Paris De notre correspondant Sous le thème «Les soulèvements démocratiques à l'épreuve de Daech», l'association, qui milite depuis 2004 contre l'intégrisme islamiste, a invité plusieurs intellectuels et militants démocrates du monde arabo-musulman. «Nous avons besoin d'en parler ; de la monstruosité et des horreurs de ce phénomène armé. Nous avons voulu donner la parole à celles et ceux qui sont directement concernés par ce qui se passe particulièrement en Irak et en Syrie», a déclaré Tewfik Allal, porte-parole du Manifeste. «Le phénomène Daech est inédit. Il a emprunté à Al Qaîda son internationalisme et aux taliban leur ancrage local», précise d'emblée Sophie Bessis, essayiste et historienne. Elle explique que ce groupe terroriste a été enfanté par les échecs répétitifs des politiques économiques et sociales menées dans cette région par les régimes locaux et surtout par les puissances occidentales. Contrairement à ce que pensent la plupart des spécialistes, l'historienne française considère que Daech est un vrai Etat : «C'est un Etat totalitaire qui a gagné du terrain. Il a une vision obscurantiste de l'Islam. Il est soutenu financièrement par les monarchies du pétrodollar qui achètent le silence des puissances occidentales. Je parle des bailleurs de fonds wahhabites, privés ou via des fondations, qui financent le djihad.» Cela est encouragé, selon elle, par l'inexistence d'un Etat irakien depuis 2003. Sa gestion est devenue presque impossible avec l'explosion des conflits idéologiques et confessionnels. La situation que vit la Syrie depuis 2011 n'a pas arrangé les choses, bien au contraire. Cet avis est partagé par de nombreux intervenants. Pour l'écrivaine libanaise Dominique Eddé, «le premier responsable de ce qui se passe en Irak et qu'il faudrait traîner devant la justice internationale, c'est Bush qui est en train de peindre des caniches au Texas alors que l'Irak vit une catastrophe et le peuple irakien se fait massacrer». L'oratrice évoque également la question cruciale du financement des djihadistes : «En Syrie et en Irak, nous avons dû assister à des scènes bizarres où des pilotes sont envoyés bombarder des équipements militaires fournis par leur propre pays à Daech», lance-t-elle avec une certaine ironie, faisant allusion à la participation de certains pays arabes dans la coalition internationale contre Daech. Dominique Eddé pose des questions pesantes aux sociologues et aux psychanalystes du monde entier : «Pourquoi Daech fascine autant ? Il a recruté et recrute beaucoup de jeunes, il a même convaincu, il faut le dire, les populations de plusieurs régions en Irak et en Syrie. Pour ces jeunes, à 20 ans, la mort c'est la vie. Pourquoi le succès de la séduction par la mort ?» L'intellectuelle regrette également la mort annoncée de la mixité dans les pays de cette région du Moyen et Proche-Orient. C'est le retour des replis communautaires et identitaires. Une guerre typiquement idéologique De son côté, Hala Kodmani, journaliste et opposante syrienne, voit dans Daech surtout «un symbole de l'échec politique et diplomatique des démocraties occidentales qui n'ont jamais soutenu les alternative démocratiques et les démocrates locaux». Néanmoins, elle a une vision un peu positive des «effets Daech» sur la conscience des gens. «En une année, la politique de Daech a poussé les gens à se poser sérieusement des questions sur la relation entre la religion et la politique. Ils se démarquent de plus en plus et s'opposent frontalement à l'islam politique. C'est un résultat plus fructueux que celui de tout notre combat de sensibilisation qu'on mène depuis 30 ans», constate-t-elle. Concernant l'implication et le rôle à jouer par la Turquie dans ce conflit, l'économiste et politologue turc, Ahmed Insel, regrette que le gouvernement d'Ankara soit «complètement tétanisé». «Depuis le début du conflit en Syrie, il change de stratégies et de positions chaque jour», ajoute-t-il. Il reproche à son pays le manque de politique visionnaire : «Au début, la Turquie a refusé la lutte armée et encouragé le dialogue avec le régime syrien. Puis elle a soutenu et armé les rebelles, dont d'ailleurs elle n'a pas vu le glissement idéologique vers le djihad islamiste. Depuis, elle reste sur cette position presque dogmatique de ne demander en Syrie que le départ d'Al Assad, au point de ne pas intervenir militairement contre Daech afin de ne pas le favoriser.» Mais derrière cette position se cache aussi et surtout la question kurde. Pour le régime turc, les Kurdes sont plus dangereux pour l'unité de la Turquie que Daech. «Même si les autorités turques viennent de laisser les Peshmergas (annonce faite le jour même par le ministre des Affaires étrangère turc, Mevlüt Cavusoglu, ndlr) passer par la Turquie pour rejoindre le front de Kobane, la Turquie a très peur de tout ce qui peut renforcer les Kurdes», commente Ahmed Insel. En réalité, Ankara a peur d'un rapprochement entre les Kurdes syriens et irakiens avec les Kurdes indépendantistes turcs du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr), considéré par la Turquie et l'OTAN comme un groupe terroriste. D'autres intervenants, comme l'Iranien Karim Lahidji, pensent que «la Turquie est un pays nationaliste-islamiste qui a la nostalgie des grandeurs de l'époque ottomane. L'Etat turc veut garder à tout prix sa suprématie dans cette région». Lahidji rappelle aussi le rôle d'influence, discret mais imposant, de l'Iran dans cette région : «L'Iran est l'allié principal de Bachar Al Assad, il finance le Hezbollah libanais et soutient les chiites d'Irak. C'est donc une guerre idéologique qui ne dit pas son nom.» C'est la même conclusion que fait Nursel Kilic, porte-parole du Mouvement des femmes kurdes : «Les Kurdes combattent au nom de l'humanité pour la dignité, la démocratie et toutes les ethnicités. Les attaques de Daech sont surtout idéologiques avant qu'elles ne soient militaires. Il a peur du grand projet du confédéralisme démocratique dans la région, mené par les Kurdes», a-t-elle martelé.