A l'occasion du 60e anniversaire du déclenchement de la glorieuse Révolution du 1er Novembre 1954, il m'a semblé opportun de me poser la question : où va l'Algérie ? Où va l'Algérie, une question posée par Mohamed Boudiaf dès 1963, quelques mois après «l'indépendance confisquée» chère au président Ferhat Abbas. Mais formulée par Boudiaf, «où va l'Algérie ?» n'est pas seulement une question mais prend l'ampleur de tout un programme qui répond au complot, à la conjuration et au guet-apens dont ne finit pas de souffrir le peuple algérien. La trame du complot a commencé en fait avec les derniers discours du général de Gaulle, qui voyait une «Algérie qui dispose d'elle-même, pas contre nous mais avec nous». Chez les hommes de la stature du général de Gaulle — qui a bien dit «je vous ai compris» — la vision à très long terme est un don indispensable pour gouverner la nation. Avons-nous acquis ce don, 52 ans après l'indépendance ? Voilà une question qui me laisse dans le doute. Mais en face de de Gaulle, en Algérie, il y avait des hommes comme Abbas, Ben Khedda, Boudiaf et d'autres encore. Cependant, pour l'Algérie qui «dispose d'elle-même, avec la France et non pas contre la France», comme le craignait de Gaulle, il fallait alors veiller à ce que les hommes de «l'indépendance confisquée» soient du genre souhaité, voire décorés par la France, comme Ben Bella et non des hommes comme Boudiaf, le coordonnateur de la réunion des «22» qui a allumé l'étincelle, le feu puis l'incendie du 1er Novembre 1954. Mais voilà que Boudiaf, au moment où il était en prison à Aulnoy, est approché par l'état-major qui cherchait une «marionnette» pour installer «l'indépendance confisquée». Boudiaf refusa nette la proposition que lui faisait l'état-major. Ce dernier ne trouva que Ben Bella pour avoir une «Algérie qui dispose d'elle-même, non pas contre la France mais avec elle». Un an après «l'indépendance confisquée», Boudiaf est arrêté et conduit dans un fourgon pour être emprisonné dans la cave d'une maison, à Adrar. Ben Bella, lui, était confortablement installé à la Villa Jolie, face à ce qui deviendra le Palais du peuple. Durant la période de sa détention, il se met à tenir son cahier-journal, ce qui deviendra son livre Où va l'Algérie ?, dont je partage, dans cette modeste contribution, quelques passages que la jeunesse appréciera. En effet, Boudiaf avait mille et une raisons de prendre ses distances du «groupe de Tlemcen» dont il disait : «Le futur groupe de Tlemcen, en organisant, dès avant la signature des Accords d'Evian et la libération des détenus d'Aulnoy (les cinq de l'avion), une conjuration qui n'avait pour but que la conquête du pouvoir (…) une conjuration dans des périodes de transition, se constitue au hasard des alliances par la force brutale, accapare le pouvoir ; sa logique : garder le pouvoir.» Avec cette même perspicacité qui lui a valu d'être emprisonné puis exilé durant trente ans, Boudiaf, dans Où va l'Algérie ?, décrivait une réalité d'une actualité brûlante de nos jours, quand il avançait qu'«en dénonçant la corruption, les scandales, en organisant des manifestations sur des mots d'ordre précis, le bouillonnement qui agite les masses algériennes prendra forme, acquerra un sens politique et donnera naissance à un mouvement puissant que n'arrêteront ni les menaces ni les pressions.» Ce paragraphe donne la chair de poule aux Algériennes et Algériens qui suivent avec beaucoup d'inquiétude les événements de Ghardaïa, la protestation de la police, les mouvements qui secouent de nombreux corps comme ceux de l'éducation, de la Protection civile et d'autres encore. Où allons-nous avec ces néfastes développements ? Après le diagnostic, Boudiaf, l'homme de la Déclaration de Novembre, préconise, dans son livre Où va l'Algérie ?, que «la seule possibilité de changement est liée à une action de masses à partir de la base, s'opposant à l'Etat et imposant une nouvelle forme». Dès avant l'indépendance, Boudiaf avait compris, comme il le mentionne dans son livre, que «le gouvernement est tombé entre les mains d'une équipe que soudaient seulement les compromissions du pouvoir», mais il nous avait déjà averti que «les petits amis qui ont joué avec le feu se mangeront entre eux…» Ayant bien analysé le comportement de Ben Bella, des années durant, il avait pressenti que de par ses agissements, il finirait par recevoir un coup de marteau. C'est ainsi que dans Où va l'Algérie ? Boudiaf avait prédit : «Demain peut-être, une faction quelconque du régime se détachera de Ben Bella et tentera un coup de force.» Le 19 juin arrête Ben Bella et s'intitule le «redressement révolutionnaire», entendre révolution. Et c'est là qu'un autre paragraphe prophétique, écrit dès 1963 par Boudiaf dans son livre, nous fait constater : «C'est pourquoi appeler révolutions, en particulier dans le Monde arabe, de simples coups d'Etat, des putschs, sans participation décisive du peuple, n'est qu'incompréhension ou illusion. » Et voilà que le sens des vérités prémonitoires gagne Boudiaf quand il dit : «N'est-ce pas le propre des révolutions avortées que de dévorer en priorité leurs meilleurs fils ?», nous rappelant ainsi l'assassinat de Abane Ramdane pendant la Révolution et prédisant ceux de Krim et Khider à l'indépendance confisquée, celui de Mohamed Boudiaf, en 1992, à la suite d'un «acte isolé»... A la fin de son livre, comme une déclaration testamentaire, il écrit : «Je refais, dans l'esprit du 1er Novembre 1954, le serment que tout sera remis en œuvre, quelles qu'en soient les conséquences, pour que notre Algérie poursuive sa marche qui est celle de la liberté, du progrès et de la justice. » Souvenons-nous qu'il nous a dit : «Le bien est en nous et le mal est en nous.» Que voulons-nous faire de l'Algérie de nos enfants et de nos petits enfants ? Quelques réponses à cette question se retrouvent dans l'appel que j'ai lancé et qui a été empêché d'être publié. Dont acte.