Deux journées d'études intitulées «Quelles missions assignées aux sciences sociales et humaines en Algérie ?», ont été organisées, les 7 et 8 décembre, à l'Université de M'sila. Des enseignants universitaires de plusieurs spécialités et domaines, issus aussi bien des sciences humaines que de celles dites exactes ont eu l'occasion d'échanger leurs difficultés quotidiennes et structurelles à assurer leurs missions : la recherche scientifique et le transfert du savoir. Une question centrale s'est dégagée de la rencontre : où va l'Université algérienne ? M'sila. De notre envoyé spécial A l'Université de M'sila, les langues se sont déliées le temps d'un colloque. Des universitaires de différents horizons, plusieurs spécialités confondues, des sciences humaines et sociales ou dites exactes, ils ont tous, une vingtaine, avec leurs rigueurs méthodologiques, mis des mots sur les maux de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Et le constat est plus qu'amerv : l'Université est en danger. Durant deux journées de travaux, les 7 et 8 décembre, sur «Quelles missions assigners aux sciences sociales et humaines en Algérie ?», organisées à l'université de M'sila par le professeur Ahmed Rouadjia, les conférenciers sont allés aux tréfonds de la crise qui secoue l'Université algérienne en brassant large dans leurs domaines de compétence. Les grandes lignes des interventions ont dessiné un malaise profond qui a pris forme à travers la dualité sciences dures et sciences molles, le LMD et la crise de l'intellectuel algérien pour aboutir finalement à un problème plus complexe qui est la gouvernance et la politique générale du pays. Le système éducatif, selon ces experts, a failli. Et le constat est sans appel. Sciences dures contre sciences molles «Il faut reconstruire les sciences sociales en mettant en relief les modes de vies sociales. On ne peut faire ce travail en important et en reproduisant les travaux des autres. Il y a des disparités entre les sociétés développées et celles qui ne le sont pas. Ce qu'on présente aujourd'hui aux étudiants algériens est importé, ancien, étranger à ce qui se passe dans ce pays. Il faut une interaction entre les chercheurs, la ressource humaine et le mode de gestion du facteur humain. Il y a ici un système social secret, ancien et étranger à ce qui se passe dans la vie sociale. Mais personne, pas même Ibn Khaldoun ni Arkoun ne l'ont signalé», annonce tout de go Slimane Medhar, professeur à l'université Alger 2 et auteur du livre De la nécessité de reconstruire les sciences sociales. Cas de psychologie sociale. Les intervenants sur ce domaine ont tous catégoriquement déploré l'importation des concepts sociologiques étrangers et leurs applications inadaptées sur la société algérienne. Ils ont insisté sur l'impératif effort du travail de terrain pour les chercheurs afin de connaître réellement ce qu'est la société algérienne. Mais pourquoi cette désertion de la recherche appliquée ? Le sociologue, le Pr Abdelkader Lakjaâ d'Oran l'explique ainsi : «les laboratoires de recherches scientifiques dédiés aux sciences exactes perçoivent un budget de 300 millions de centimes. Ceux des sciences sociales et humaines ont 150 millions. Il est impossible à ce moment-là de faire du travail de terrain». L'explication telle que présentée vaut son pesant de dinars et sous-entend que les sciences dures sont favorisées. Eh bien, que nenni. Le Pr de physique, Ali Derbala, de Blida, affirme que sur papier et depuis 2010 son service a bénéficié d'une somme de 8 millions de DA. «Seulement, allez dégager cet argent ! Pour acheter une rame de papier, c'est le parcours du combattant», fulmine-t-il, pour dire que finalement, sous les apparences de favoritisme, les sciences dures souffrent des mêmes entraves que leurs rivales. Le Pr Medhar tranche la question. «Nous évoluons dans une société allergique à la recherche scientifique. Ça commence au niveau de la famille jusqu'au sacré». De son côté, l'économiste Mourad Ouchichi développe : «Les décideurs ont eu la naïveté de croire que le développement économique est une affaire purement technique. Ils ont oublié les aspects sociologiques et politiques du développement. La seule différence entre les sciences dites dures et celles molles est que ces dernières prennent en compte les spécificités locales et le temps historique. Je ne comprends pas l'économie algérienne avec les règles économiques. Comme dans l'enseignement supérieur, il y a une mainmise du politique sur l'économie, c'est une rationalité purement politique.» Le LMD, le système qui exacerbe la faille «L'Université des années 2000 a connu un amoncellement des problèmes des années 1990. On a donc cherché un projet de substitution qui, par hasard, a coïncidé avec l'adoption du LMD en Europe, c'était une bouée de sauvetage. Mais ce système était prévu pour les 29 pays européens. Et celui importé, de France spécifiquement, a engendré antagonisme et perturbation chez nous», explique Mohamed Ghlamallah, Pr de sociologie et chercheur au CREAD. «On a alors renforcé les problèmes existants avec d'autres problèmes. En dix années d'application, poursuit-il, le LMD reste incompris dans ses notions, ses objectifs et sa technicité.» Pour donner un aperçu sur l'ampleur du refus du système par la communauté universitaire, le Pr révèle les résultats d'une étude menée dans 10 universités algériennes sur un échantillon de 238 personnes. 86% des sondés affirment que le LMD n'a pas contribué à moderniser les méthodes pédagogiques. 88,9% ont dit que c'est un système importé et non adapté. 88,9% qu'il n'a pas amélioré le niveau de l'étudiant. Et 76% que l'Université souffre de gabegie plus que de manque de moyens. «La politique politicienne a primé sur la logique pédagogique et scientifique. On a importé un système qui a été vidé de sa logique et on a condamné le pays à la dépendance et à l'échec», conclut-il. Faillite et marginalisation des élites «Pour comprendre la place de l'intellectuel algérien, il faut remonter à la guerre d'indépendance. Il n'avait pas un rôle important dans le déclenchement de la Révolution. Alors, quelle place peut-il prétendre dans un régime fondé sur la légitimité historique ?» interroge le Pr Lakjaâ. «Alors, aujourd'hui, ajoute-t-il, il n'a pas le droit de s'immiscer dans la gestion de l'Etat.» Les intervenants ont été unanimes à dire que le travail de l'intellectuel algérien reste marginalisé, pas pris en considération, lui préférant souvent «tout ce qui vient d'ailleurs». Mais il faut dire, toute raison gardée, que la qualité a considérablement baissé. «Sur 55 000 enseignants dont près de 10 000 de rang magistral, combien sont de véritables enseignants, producteurs et transmetteurs de savoir ?» interpelle Ali Derbala. «La crise de l'Université est aussi une crise de réflexion et d'analyse critique parmi les étudiants et les enseignants», soutient le Pr Rouadjia. «La science a été assassinée dans le lieu de la science, à l'Université», assène le Dr Abderezzak Dourari, Docteur de la Sorbonne et professeur des sciences du langage à Alger. Il fait allusion à une étude menée avec le Pr Yahiaten au niveau d'un établissement supérieur. «On a demandé aux étudiants : qui est allé à la bibliothèque au moins une fois en quatre ans ? La réponse était : zéro. Combien d'étudiants ont lu un livre en entier ? Aucun. Plus grave encore : combien d'enseignants ont lu un livre par an ? 0,05%.» Le constat est terrifiant. «Les pouvoirs créent eux-mêmes le chaos pour que la société ne crée pas le mouvement et l'ordre. Et tout le monde semble s'accommoder du statu quo, notamment les enseignants. Il y a une soumission quasi assumée de l'élite», tranche le Pr Aomar Aït Aïder, physicien à l'Université de Tizi Ouzou.