Souvenons-nous ! En 1978, trois ans après la Palme d'or à Cannes de Mohamed-Lakhdar Hamina, une véritable pépite se déposait dans l'escarcelle du cinéma algérien : Nahla. Tourné à l'époque faste où la RTA produisait des films pour le grand écran, à l'initiative de Ahmed Bedjaoui en charge de la production, Farouk Beloufa réalisait son premier long métrage. Et pour un coup d'essai, ce fut un coup de maître. Quand ses confrères limitaient leurs propos aux frontières internes de l'Algérie, Farouk Beloufa interrogeait nos rapports au monde arabe, ce Moyen-Orient qu'il avait approché en tant qu'assistant de Youssef Chahine pour Le Retour du fils prodigue… A l'époque, le Liban est déchiré par une guerre confessionnelle cristallisée par la question palestinienne. Un affrontement qui perdurera, ravageant le cœur de Beyrouth et enterrant le mythe de «la Suisse du monde arabe». Mais Beloufa a vu au-delà du contexte historico-politique. Ce qui l'intéresse, c'est le 7e art lui- même, la fiction par laquelle on transite pour générer une œuvre d'art qui demeurera dans les annales. Outre la métaphore de la chanteuse qui perd sa voix, Nahla, c'est le monde arabe aphone qui a perdu sa voie. Dans le maelstrom beyrouthin en proie à une guerre civile féroce qui ne choisit pas ses victimes, émergent les portraits de trois femmes, véritables héroïnes du film, et qui, à ce jour, font de Nahla l'un des plus beaux films «parlant» du monde arabe. Aucun spectateur de cette œuvre unique ne peut oublier les visages si expressifs, et le jeu remarquablement dirigé de Maha, Nahla et de Hind, la Palestinienne transfuge des camps. Et depuis, plus rien ! A l'instar de Nahla, devenue muette sur une scène de concert, Farouk Beloufa s'est tu pendant 35 ans, absent des écrans malgré les grandes promesses entrevues par une première œuvre sublime. Farouk Beloufa explique ainsi cette très longue absence : «J'ai eu pourtant des projets dont aucun n'a abouti. Cela a été le cas du projet de film sur Isabelle Eberhardt, dont d'autres cinéastes se sont emparés. Et puis, il y a eu ce roman autobiographique de l'écrivain marocain Mohamed Choukri, Le Pain nu, finalement porté à l'écran en Italie par Rachid Benhadj. Mais ce sont les aléas des projets dont certains aboutissent et d'autres pas. A cela se sont ajoutées des difficultés personnelles de toutes natures qui ont bloqué totalement et mon inspiration et surtout ma disponibilité.» Mais ce silence s'est enfin brisé à la fin de l'année dernière avec un titre évocateur : Le Silence du Sphinx. Ce court métrage de treize minutes a été montré en avant-première aux 6es Rencontres du Maghreb des films, au Club de l'Etoile à Paris, le 14 novembre 2014, à la grande joie d'un public conquis par cet exercice artistique, plus proche de l'expérimental que de l'académisme traditionnel du film dit court. Là encore, Farouk Beloufa a su faire preuve d'originalité, n'ayant rien perdu des qualités du cinéaste auteur de Nahla. Pour ce court essai, Farouk Beloufa a convoqué la métaphysique qui entre ici en dialectique avec des thèmes puisés, eux, dans le réel. L'originalité de l'intrigue réside dans le fait qu'elle se noue entre des personnages réels et un personnage fictif sorti de l'imaginaire de l'auteur pour mieux gommer la frontière entre fiction et réalité jusqu'à créer un climat onirique. Le personnage central est un journaliste (clin d'œil à Larbi, le journaliste algérien plongé dans la tourmente libanaise de Nahla, interprété par Youcef Saïah) qui essaie de porter assistance à un sans-papier africain qui ne cesse de le solliciter au point de hanter ses pensées. Ce journaliste, Slim (remarquable Lyès Salem, comme à son habitude), est submergé par l'irréalité d'un certain nombre d'obsessions issues du réel. Tout au long de ce court, on ne sait jamais ce qui relève du réel ou émane de l'intangible. Ainsi, le personnage de Lily (Amandine Maudet, excellente dans son rôle), représentation totalement fictive, participe du réel jusqu'à révéler à Slim des vérités qui le concernent intimement et dont il n'a pas conscience, ce qui le perturbe et le déroute d'autant. Le Silence du Sphinx – et ce n'est pas une surprise – est remarquablement mis en scène, selon une dramaturgie frappée du sceau de la virtuosité. Tout en investissant le champ de l'imaginaire, le film ne cesse jamais d'arpenter les marges du réel brûlant (la chasse aux sans-papiers), ce qui permet au spectateur de s'accrocher à des repères concrets liés à l'actualité sociale ou politique. Le Printemps arabe est convoqué ici à travers la révolution égyptienne, énoncée plutôt comme une agitation sans portée ni perspective, tandis que le Sphinx, immuable, a la force de l'intemporalité. D'un autre côté, le personnage de Slim est sans cesse travaillé par la présence obsessionnelle de Lily. Et cet effet de balancier permanent entre des niveaux de réalité différents donne au film une dimension à la fois onirique et fantasmagorique. Mais si le contenu du film ne pose pas question, il n'en a pas été de même pour sa production chaotique. A l'origine, Le Silence du Sphinx devait intégrer un long métrage à plusieurs voix produit par l'Algérie à l'occasion du 2e Festival panafricain d'Alger de 2009*. Mais si Abderrahmane Sissako et Rachid Bouchareb, entre autres, n'ont connu aucune difficulté pour faire aboutir leur projet, il n'en a pas été de même pour Farouk Beloufa, aujourd'hui endetté personnellement et qui en impute la responsabilité au manque de rigueur et de professionnalisme de la part de ceux qui lui ont commandité le film il y a cinq ans ! Pourquoi, en effet, Le Silence du Sphinx a-t-il connu tant de déboires quand les dix autres courts métrages (composant le long) n'ont apparemment rencontré aucune difficulté ? Farouk Beloufa l'explique ainsi : «En dehors du fait que mon film a été le dernier de la série à recevoir l'agrément du ministère de la Culture, il s'est avéré que le producteur désigné, Yacine Laloui, de la société Light Media, faisait mine de me produire sans jamais débloquer les fonds nécessaires à la réalisation du film. Etait-ce une directive reçue de plus haut, ou une initiative personnelle de sa part, bien que je n'aie jamais eu de contentieux avec ce monsieur ? Il a fallu une mise en demeure par le tribunal d'Alger pour que le cabinet de l'ancienne ministre de la Culture oblige ce producteur à transférer le projet à l'AARC, alors dirigé par Mustapha Orif. Dès lors, j'ai pu engager un second tournage grâce aux deux tranches du financement qui ont été débloquées avec célérité par l'AARC. Un autre problème a alors surgi. Laloui devait produire un film sur l'Emir Abdelkader avec l'AARC. Or, pour des raisons qui m'échappent, l'ancienne ministre de la Culture, ayant entre-temps été relevée de ses fonctions, et le projet sur l'Emir enterré, des mesures administratives touchant aux transferts d'argent ont bloqué la dernière tranche qui devait me permettre de régler les factures de la finition du film. J'ai donc été pris en otage.» Farouk Beloufa relève ainsi qu'il n'a pu, à ce jour, payer ses collaborateurs et se déclare «mortifié qu'on ait porté atteinte à l'image de l'Algérie à l'extérieur». Aujourd'hui, il place tous ses espoirs dans la nouvelle ministre de la Culture, Nadia Labidi. «J'espère, dit-il, qu'elle fera le nécessaire pour débloquer une situation intenable et absurde et je me permets de lui lancer un appel au secours.»Mouloud Mimoun *Il s'agit du long métrage intitulé «L'Afrique vue par...» (Algérie/100'/2009), œuvre collective de 10 réalisateurs : Balufu Bakupa-Kanyinda, Rachid Bouchareb, Nouri Bouzid, Sol de Carvalho, Zézé Gamboa, Flora Gomes, Gaston Kaboré, Mama Keïta, Teddy Mattera, Abderrahmane Sissako. Production : CNCA Algérie et Laith Média.