Comme toutes les autres, la société algérienne a plus que jamais besoin des Kamel Daoud pour mieux disséquer les maux qui la traversent et malmener des certitudes mortifères. Après l'inquisition des ayatollahs du salafisme d'ici, le procès en islamophobie de la bien-pensante d'ailleurs.Depuis deux ans, le journaliste et romancier Kamel Daoud subit un lynchage religieux et politico-médiatique sans pareil. Presqu'à chaque chronique, chaque phrase prononcée, chaque tribune, il est sommé de s'expliquer. Quand il n'est pas conduit carrément devant le tribunal de la bien-pensante dominante. La récente convocation vient de nouveaux procureurs de la pensée ? Sa tribune «Cologne, lieu de fantasmes» signée dans deux célèbres quotidiens, La Repubblica, le New York Times, reprise par Le Monde, a mobilisé dix-neuf intellectuels de diverses disciplines pour lui répondre. Rien que cela. Sociologues, anthropologues, historiens et politistes de plusieurs pays signent une contre-tribune dans laquelle l'auteur de Meursault, contre-enquête est accusé de «recycler les clichés orientalistes les plus éculés». Leur texte qui se donne comme objectif de «déconstruire» le discours «culturaliste et essentialiste» de Kamel Daoud. Truffé de jugements et de procès d'intention. Dès le premier paragraphe, les coups tombent. Pour eux, Kamel Daoud est «un humaniste autoproclamé» qui «livre une série de lieux communs navrants sur les réfugiés originaires de pays musulmans». Ne mérite-t-il donc pas cette qualité ? Les brevets de l'humanisme sont apparemment décernés ailleurs. Il est même accusé de servir d'arguments à l'extrême droite aussi vieille en Europe. Pour eux, le chroniqueur «recycle les clichés orientalistes les plus éculés» et que son argumentation «ne fait qu'alimenter les fantasmes islamophobes d'une partie croissante du public européen, sous le prétexte de refuser tout antagonisme». Comme si ce courant destructeur, qui a fait des ravages en Europe depuis des décennies, avait besoin d'une tribune de Kamel Daoud pour faire valoir ses «démons». A suivre cette logique, en accusant Daoud d'alimenter le fantasme d'islamophobie, les dix-neuf intellectuels ne donnent-ils pas du grain à moudre aux prédicateurs et autres marchands de la mort qui n'attendent que cela pour relancer leurs fatwas ? Certes c'est loin d'être leur intention, mais leur texte est sujet à exploitation. Et pour mieux disqualifier Daoud, les signataires de la tribune qui s'alarment vont jusqu'à écrire que «Kamel Daoud intervient en tant qu'intellectuel laïque minoritaire dans son pays, en lutte quotidienne contre un puritanisme parfois violent». Voilà une autre thèse chère aux islamistes algériens qui considèrent que la démocratie, la liberté de conscience, l'égalité des sexes, l'émancipation sont des «valeurs étrangères à notre société portées par une minorité occidentalisée». Ce puritanisme n'est violent que «parfois», comme l'affirment ces intellectuels. Car il a fait de l'Algérie un grand cimetière durant une décennie sanglante. C'est au nom de cette «déviance» que les Djaout, Mekbel, Liabes, Belkhenchir et des dizaines de journalistes ont été sauvagement assassinés. Vingt-ans avant Charlie Hebdo. Comment des intellectuels tenus par la rigueur scientifique peuvent-ils affirmer de but en blanc que Daoud, Boudjedra et Sansal sont des laïcs minoritaires ? Et puis quoi encore ! Et si même cela était, la logique du nombre n'y pourrait rien ici. Bien au contraire, l'argument de la majorité – puisque c'est le vôtre – n'a jamais résisté à l'indéniable droit à la libre expression. N'est-il pas du rôle de l'intellectuel de penser à contre-courant, contre lui-même, contre les siens ? En filigrane, cette tribune laisse croire, laisse entendre que l'«indigène» Kamel Daoud n'est pas en mesure de réfléchir, incapable d'intelligence. Aux autres «donneurs de leçon» de dire et d'écrire à sa place pour affirmer ce qui est bien pour «nous». C'est en tout cas ce que suggère aussi cet autre collaborateur au New York Times, Thomas Adam, qui ose même douter des convictions de son «ami» Kamel Daoud. «Pour moi, c'est très difficile d'imaginer que tu peux vraiment croire ce que tu as écrit», a-t-il jugé dans une autre tribune qui vient au secours des dix-neuf intellos. Il convie «courtoisement» le chroniqueur d'arrêter de chroniquer. Une invitation au silence. Non. Comme toutes les autres, la société algérienne a plus que jamais besoin des Kamel Daoud pour mieux disséquer les maux qui la traversent et malmener des certitudes mortifères.