Lyas Hallas est le seul journaliste algérien dans la boucle du Consortium de journalistes ayant accès aux documents des Panama Papers. Alors qu'il a aussi l'exclusivité pour publier les enquêtes dans son pays, les difficultés qu'il rencontre montrent combien les médias sont pris au piège entre pouvoir et argent. «L'aventure intellectuelle de la presse, c'est fini». Lyas Hallas tire sur sa cigarette en faisant la moue. Ce n'est pas seulement l'actualité, et en particulier le rachat du Groupe El Khabar par le magnat de l'industrie Issad Rebrab, qui amène le journaliste de 34 ans à une telle conclusion. Mais les difficultés qu'il rencontre pour trouver un support où publier ses enquêtes sur les implications des personnalités algériennes dans le scandale des Panama Papers. Via le Réseau des reporters arabes d'investigation, l'ARIJ, Lyas (aujourd'hui journaliste pour Le Soir d'Algérie, il a également travaillé pour Liberté) est le seul Algérien membre du Consortium international des journalistes d'investigation, l'ICIJ. Cette ONG coordonne les enquêtes internationales sur la corruption, les activités criminelles ou l'évasion fiscale, comme celles de SwissLeaks, ou dernièrement celles des Panama Papers. Paradoxe, ce n'est pas dans un media algérien que Lyas Hallas a publié le résultat de ses investigations mais sur le site français Médiapart. Ses révélations sur Bouchouareb ont d'ailleurs inauguré un partenariat pour de la publication mutuelle de contenus avec Le Desk, le site marocain d'Ali Amar. Sa collaboration avec le site algérien Maghreb Emergent en 2015 à l'occasion de la publication des enquêtes SwissLeaks n'ayant pas duré, il regrette aujourd'hui de devoir publier à l'étranger. «Dans un pays qui met en valeur le nombre de quotidiens (plus de 250 titres, ndlr), c'est triste, ironise-t-il. L'expérience avec le consortium m'a permis de mesurer toute la précarité du métier. Pour être libre, il faudrait être free lance, mais en Algérie, ce statut est aussi une promesse de précarité.» Finance offshore Alors il se console en pensant à la prestigieuse aventure à laquelle il participe. «On travaille selon des normes internationales», résume-t-il. Le processus : grâce à un moteur de recherche accessible par mot de passe, 14 millions de documents (mails, scans, cartes d'identité) ont été mis à la disposition de 380 journalistes dans 79 pays. La consigne : respecter l'embargo jusqu'à une date donnée et ne communiquer que par un forum, lui aussi protégé par un mot de passe changé toutes les 30 secondes, et par des mails cryptés. «Pour commencer la recherche, il faut taper un nom. Si le nom figure dans les documents de la base de données, il apparaît. Mais il peut y avoir des milliers d'occurrences. Contrairement à ce que pensent les gens, ce n'est pas parce qu'un nom est référencé que le journaliste tient quelque chose.» Un document n'est que le point de départ d'un travail d'enquête laborieux qui réclame de comprendre comment fonctionnent les règles du offshore dont le principal objectif est de tenir secret le bénéficiaire final de la société. Pour cela, Lyas, licencié en Sciences de l'information et de la communication et titulaire d'un Master de l'Ecole supérieure de journalisme d'Alger, a suivi une formation à Amman en Jordanie sur la finance offshore, et il est aidé par un recherchiste de l'ARIJ qui trie pour lui tous les documents en lien avec l'Algérie, sur lesquels Lyas a l'exclusivité. Ce qui en fait encore beaucoup. «Pour l'enquête sur Bouchouareb, j'avais 13,5 méga octets de documents. Et pour la femme de Chakib Khelil, 150 méga octets. Certaines enquêtes nécessitent beaucoup de temps, d'autres pas trop. Cela dépend de l'accès aux sources. Vérifier un détail peut prendre des semaines. L'article doit ensuite être validé par le consortium, très pointilleux sur certaines règles. Par exemple, nous devons systématiquement chercher à joindre la personne visée pour qu'elle donne sa version des faits.» Réseau informel Une personne qui, selon les cas et sans vraiment comprendre la force de frappe de l'ICIJ, cherche parfois à faire pression ou à intimider le journaliste. «La situation dans laquelle s'est retrouvé le journaliste Lyas Hallas prouve qu'il est urgent de remettre la question de l'indépendance des médias au cœur du débat, s'inquiète Reporters sans frontières (RSF) à Tunis, contacté par El Watan Week-end. Durant plusieurs années et grâce sa ténacité face à de très nombreuses pressions, la presse algérienne comptait parmi les plus libres dans la région Afrique du Nord/Moyen-Orient. L'avenir de cette presse est aujourd'hui clairement menacé et il est donc essentiel de mobiliser les acteurs de la société civile, de la scène médiatique ainsi que les citoyens pour protéger ce quatrième pouvoir nécessaire et notamment le genre journalistique de l'enquête.» Au micro du Café Presse sur Radio M mercredi dernier, le directeur éditorial du Huffington Post, Saïd Djaffar, allait aussi dans ce sens en commentant l'affaire El Khabar. «Le projet initial des journaux faits par des journalistes est en train d'atteindre ses limites. Ou bien tu es sous la coupe du pouvoir, ou bien tu t'allies à des gens qui sont dans l'argent. Le principe de médias faits par des professionnels, autonomes, sur lequel on a vécu après Octobre 88 arrive à sa fin». Pour Lyas, la solution existe. «Il faudrait que les journalistes de différents titres se constituent en réseau informel, parallèle à leur rédaction. Et selon les informations, s'arrangent pour qu'elles soient publiées dans un media dont les intérêts ne sont pas gênés par la teneur de ces infos.» Les formes nouvelles de journalisme collaboratif à l'image de celui développé pour les Panama Papers montrent que l'idée est réalisable. «Les Panama Papers indiquent une évolution possible dans la manière de travailler au moment ou l'économie des rédactions est sous pression, dans une forme de rédaction ouverte, soulignait aussi Jean-Marie Charon, sociologue, spécialisé dans l'étude des médias et du journalisme, chercheur à l'EHESS, invité de l'émission Secrets des sources, à l'antenne de France Culture. Sachant que l'investigation est traditionnellement dévoreuse de temps et de moyens et que les rédactions n'ont plus ces moyens, l'ICIJ change l'échelle par la vertu de la coopération internationale. Au moment où tout le monde s'interroge sur le poids des concentrations, de l'autocensure dans les médias, la démarche des Panama Papers constitue l'espoir qu'aucun actionnaire ne pourra bloquer le traitement ou la diffusion d'une information le concernant.»