En principe, la célébration du 60e anniversaire du Congrès de la Soummam aurait dû être l'occasion, pour toutes celles et tous ceux qui considèrent ce moment historique comme ayant fortement marqué le cours de la Révolution algérienne, de se rassembler et de débattre objectivement des enjeux de ce Congrès, mais surtout de s'interroger sur les causes profondes de son non-aboutissement. Il n'y avait pas lieu de s'écarter de cette feuille de route, sauf à ôter à l'événement toute sa signification. Le Congrès de la Soummam restera à jamais l'œuvre de Abane qui a été le premier leader politique à comprendre l'intérêt pour toutes les forces sociales et politiques algériennes de se rassembler. Djamel Zenati en a remarquablement rendu compte dans sa contribution du 18 août dernier dans El Watan. Abane a été le premier et le seul, au fond, à comprendre que l'Algérie devait se doter d'un Etat protonational qui soit dirigé par des élites éclairées, en phase profonde avec les populations, porteuses d'une vision d'avenir et résolues à engager notre pays dans un processus de démocratisation progressif. Son extrême circonspection à l'égard des activistes du CRUA et de ceux qui les rejoindront, souvent par calcul politique, était d'autant plus fondée que la plupart des chefs militaires deviendront rapidement des chefs de clan et de factions, soucieux de se constituer des clientèles et des affidés. Son intransigeance, son refus des compromis, sa rigueur morale et intellectuelle, caractéristique de la sociologie de sa région, faisaient de lui un psychorigide ; dans la réalité, il était totalement ouvert au dialogue, mais ne faisait confiance qu'aux hommes qui partageaient le même idéal que le sien (ils étaient, hélas, peu nombreux). Quoi qu'il en soit, de nombreuses occasions se sont déjà présentées et de futures, sans aucun doute, pour les militants et militantes algériens de célébrer d'autres figures historiques qui ont joué un rôle de pionniers de la Révolution algérienne. A eux aussi la patrie doit être reconnaissante, cependant notre génération et les suivantes ont contracté à leur égard une dette imprescriptible. Mais il faut se garder de mélanger les genres. La Plate-forme de la Soummam n'a pas incommodé que les chefs militaires ; certains politiques ont été mis sur la sellette. Pour les premiers, ce n'est qu'au lendemain du Congrès de la Soummam qu'ils prirent la mesure de la réduction de leur influence au sein du FLN/ALN au profit d'une élite politique à laquelle ils étaient désormais invités à obéir. S'agissant des politiques, est-il nécessaire de rappeler que la Délégation extérieure ne prit pas part au Congrès de la Soummam. Au moment où se tient le Congrès, Abane songe déjà à désigner un ancien responsable du PPA, le Dr Lamine Debaghine, comme représentant de la Délégation extérieure. Pour quelle raison ? Parce qu'il s'agit d'un militant exemplaire, qui est acquis au principe selon lequel ceux qui sont chargés d'internationaliser le conflit algérien, non seulement doivent rendre compte à la Direction politique installée à Alger, mais n'ont vocation à engager le FLN/ALN sur la scène internationale que préalablement mandatés par les dirigeants de l'intérieur. Aucun membre de la Délégation extérieure ne s'était alors conformé à cette règle d'or, et aucun n'acceptera de s'y soumettre. Abane s'est battu seul contre tous. Larbi Ben M'hidi n'était plus là pour le soutenir, liquidé par les parachutistes du sinistre Paul Aussaresses. Même les ex-centralistes que Abane avait promus firent promptement leur deuil de son élimination politique au 1er CNRA du Caire, en août 1957. Et après son odieux assassinat, en décembre 1957, ils se mirent en quête éperdue de nouveaux mentors. Aussi pathétique qu'en soit le constat, tous les chefs politiques et militaires du FLN/ALN étaient soulagés, au total, que puisse disparaître un implacable directeur de conscience, une sorte de Saint-Just qui voulait imposer des règles du jeu auxquels les calculs politiciens, claniques, clientélistes et de pouvoir des uns et des autres ne pouvaient s'accommoder. Il ne s'agit nullement d'idéaliser Abane. Comme tout être humain, il avait aussi des défauts. Son irascibilité était largement due à un ulcère qu'il ne soigna jamais et une hyperthyroïdie d'origine psychogène, tant le personnage était soumis à d'incessantes pressions qui auraient eu raison de n'importe quelle personnalité. Il s'agit seulement de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Instrumentaliser le 60e anniversaire du Congrès de la Soummam pour glorifier d'autres acteurs historiques qui méritent, au demeurant, toute notre gratitude, s'apparente à une captation d'héritage et relève d'un révisionnisme inacceptable. Le Congrès de la Soummam appartient, d'abord et avant tout, à Abane, quel qu'en fût le destin. Il est temps que soit créée la Fondation Abane Ramdane afin que puisse émerger, peu à peu, un récit national objectif de notre histoire contemporaine, mais c'est à sa famille, et à elle seule, qu'il appartiendra d'en décider.