Sous un pont en béton armé enjambant Oued El Kerma et situé sur le tronçon d'autoroute reliant Baba Ali à Baraki a pris place, depuis quelques mois, un campement pour migrants subsahariens. Outre la fonction d'hébergement qu'il assure aux migrants de passage, le site permet surtout à ses pensionnaires de recréer un semblant de vie sociale et reconstruire les liens malmenés par la dureté de la traversée et la violence de l'exil. Un îlot d'humanité dans une mare de désolation. On s'en souvient : une vidéo du nouveau camp de migrants installé sous un pont en béton armé, sur le tronçon d'autoroute reliant Baraki à Baba Ali, avait beaucoup circulé sur les réseaux sociaux durant ce Ramadhan 2017 et était même devenue virale. Depuis, plusieurs images de ce type ont inondé Facebook, donnant lieu, bien souvent, à des commentaires infects. Une campagne hystérique s'en est suivie, voyant dans ce camp improvisé le nouveau symbole de «l'invasion des Africains». Certains hurluberlus sont allés jusqu'à imaginer un plan sioniste d'invasion de l'Algérie moyennant ce qu'ils considèrent comme un «Cheval de Troie» migratoire. Le sujet a même fait la «Une» d'une feuille de chou médiocre. Mais, contrairement à l'opération de police de décembre dernier au cours de laquelle des centaines d'immigrés subsahariens ont été reconduits aux frontières manu militari, et qui avait suscité une vive émotion, cette fois-ci, les autorités semblent avoir retenu la leçon. Pas de réaction précipitée, et surtout pas de soumission passive au courant d'opinion «africophobe» qui est, avouons-le, très ancré dans notre société, et qui se trouve dopé par les réseaux sociaux et largement relayé (voire carrément entretenu) par les médias populistes. Ainsi, la veille de la Journée mondiale des Réfugiés (célébrée le 20 juin), le ministre de l'Intérieur, Noureddine Bedoui, avait assuré à partir de Tipasa que l'Algérie n'abandonnera pas ses «invités», en s'engageant à leur prodiguer toute l'assistance humanitaire requise. Il est aussitôt relayé par le Premier ministre, Abdelmadjid Tebboune, qui a dénoncé avec énergie, le 23 juin, devant l'APN, la dernière campagne anti-migrants. «L'Algérie est un pays d'accueil et l'Algérien n'est pas raciste. Nous ne sommes pas des racistes, nous sommes des Africains, des Maghrébins et des Méditerranéens», avait martelé le successeur de Sellal avant d'annoncer solennellement : «Un fichier national est en cours de préparation au niveau du département de l'Intérieur pour recenser les réfugiés et les migrants subsahariens, et ce, dans le but de leur attribuer des cartes officielles qui leur donneront la possibilité de travailler» (El Watan du 27 juin). Et le deuxième jour de l'Aïd, on a vu la présidente du Croissant-Rouge algérien (CRA), Saïda Benhabylès, se déplacer au camp de Oued El Kerma en assurant : «Nous continuons à apporter le soutien et les aides à tous les migrants africains, notamment ceux qui se trouvent au sein de ce lieu de regroupement dont le nombre dépasse 1600 personnes.» (dépêche APS du mardi 27 juin). «On est tous des frères» Nous nous étions rendus dans ce même camp à l'amorce de la dernière semaine du Ramadhan, précisément le lundi 19 juin. Le site est enserré entre Oued El Kerma qui est l'un des principaux affluents de Oued El Harrach, et la section de chemins de fer qui relie la gare de Baba Ali à celles de Aïn Naâdja et Semmar. Il nous faut emprunter un chemin fortement escarpé, hérissé de buissons, pour descendre dans le camp en quittant l'autoroute. Nous devons ensuite enjamber une double voie ferrée. Le campement est constitué d'un essaim de tentes mêlées à des abris de fortune où sont agrégés tous les matériaux de la précarité (bâches en plastique, cartons, palettes usagées, matelas, tapis élimés, roseaux…). Des dizaines d'abris sont ainsi éparpillés sous le pont, dans le sens de la longueur, pour se protéger du cagnard, en été, et des trombes d'eau en hiver. Outre la fonction d'hébergement qu'il assure aux migrants de passage, le camp offre également un certain nombre de services : épicerie de base, coiffure, restauration légère… Il permet surtout à ses pensionnaires de recréer un semblant de vie sociale et reconstruire les liens malmenés par la dureté de la traversée et la violence de l'exil. Et ceux qui étaient fatigués de dormir sous les ponts peuvent au moins se réjouir de pouvoir compter désormais sur cet îlot d'humanité que nombre de nos compatriotes ont d'ores et déjà pris coutume de visiter pour proposer leur aide, offrir un lot de vêtements, des denrées alimentaires, des médicaments, ou simplement pour dire «marh'ba bikoum fi bladkoum», «Welcome, bienvenus, vous êtes chez vous». On se plaît, alors, en forçant un peu le trait, à voir dans cet ouvrage d'art qui leur sert de parasol en béton, un pont humain, celui de l'Unité africaine, la vraie, celle des peuples, métaphore vivante d'une africanité solidaire qui connecte Alger à Agadez, Kidal, Gao, Conakry, Dakar, Abuja… Sous ces tentes improbables, le murmure de la vie se fait discret en cette fin de matinée caniculaire. La plupart des hommes sont soit sur les chantiers ou en train de chercher du travail. Certains se reposent sur les tapis en plastique étalés sur une sorte d'agora aménagée au centre du campement. Des enfants s'inventent des jeux dans une mare de désolation. Une femme s'emploie à laver du linge dans une bassine ébréchée. Un homme remonte d'un verger, deux bidons d'eau pendant à ses bras. L'approvisionnement en eau est assuré grâce aux sources qui irriguent les champs agricoles alentour. Parmi les premiers occupants du camp que nous rencontrons : Lauwali Bature. C'est un immigré nigérian dans la quarantaine, occupé à laver et vider des poulets déplumés dans une grosse marmite. «C'est mon métier. Au Nigeria, j'étais dans le commerce de la volaille», nous dit-il dans un anglais impeccable. Un métier qu'il a su ingénieusement reconstituer. «Je vends le poulet à 400 DA», dit-il. Lauwali est originaire d'Abuja, l'une des plus grandes métropoles du pays et capitale fédérale du Nigeria depuis 1991. «Ma famille est restée au Nigeria, je suis venu ici pour travailler. J'aime l'Algérie. Les Algériens sont un bon peuple. Blancs, Noirs, musulmans, chrétiens, on est tous frères, n'est-ce pas ?» plaide-t-il avant de prendre congé de nous poliment pour vaquer à ses occupations. Notons que le Nigeria connaît une poussée migratoire importante du fait de la pauvreté qui sévit dans ce pays de 180 millions d'âmes, et ce, malgré un niveau de croissance appréciable. C'est l'un des paradoxes du géant africain dont les richesses sont siphonnées par la corruption, en plus de l'insécurité qui détruit le pays, aggravée par les atrocités de Boko Haram. «On préfère l'Algérie, il y a trop de morts en mer» Ibrahim Idrissa a 32 ans. Lui est Nigérien. Il est plus exactement de la région de Dogondoutchi, au sud-ouest du Niger, précise-t-il. De bon matin, il a déjà dressé son étal sur lequel sont disposés divers articles qu'il propose à la vente : maillots de corps, boxers et autres sous-vêtements masculins, coupe-ongles, écouteurs, ceintures, déodorants… Ibrahim parle passablement l'arabe derja. «Naâraf arbiya chouiya, machi bezaf», glisse-t-il dans un sourire. En revanche, il se débrouille très bien en français. «J'ai pris la décision de venir en Algérie il y a trois mois», relate-t-il. «Nous n'avons pas besoin de visa pour entrer en Algérie. Je suis passé par In Guezzem, ensuite Tamanrasset. Dès mon arrivée, je me suis signalé au consulat du Niger à Tamanrasset. Je suis resté un mois à Tam. J'ai travaillé un peu comme maçon, après j'ai décidé de continuer vers Alger.» «La situation au pays est très difficile. Khedma makache. Allah ghaleb (il n'y a pas de travail). Chez nous, il n'y a pas de guerre comme au Mali. Par contre, il n'y a pas de travail. Tout le monde est au chômage. Les gens n'ont pas de quoi vivre», alerte-t-il. Ibrahim s'inquiète surtout pour sa petite famille, lui qui est père de trois enfants. «Madame est restée au Niger, avec les enfants. Je dois leur envoyer de l'argent régulièrement». «Ici, ça va, j'arrive à gagner ma croûte. Sur un article de 250 DA, j'ai 50 DA de bénéfice», détaille-t-il. Ibrahim affirme qu'il n'est guère tenté par l'Europe. «Dès le départ, mon intention c'était de venir ici. L'Europe, c'est trop dangereux. On préfère l'Algérie, il y a trop de morts en mer.» Notre jeune vendeur ajoute qu'il n'a pas eu à souffrir de comportements hostiles de la part de nos compatriotes. «Nous n'avons pas de problèmes avec les Algériens», insiste-t-il. «Nous sommes bien traités. On a reçu récemment la visite de gendarmes qui ont juste fait des photos et ils sont repartis.» Sous une autre cabane en carton, un autre groupe de Nigériens discute tranquillement. Parmi eux, Issa, un grand échalas de 23 ans au visage imberbe. Comme Ibrahim, c'est le chômage et la pauvreté endémique qui ont poussé Issa à partir. «En Algérie, il y a du travail, il y a de l'argent, alors que chez nous, il n'y a aucune possibilité de travailler», résume-t-il. Issa est arrivé dans ce camp il y a six semaines, indique-t-il. Interrogé sur l'itinéraire qu'il a emprunté, il explique : «Nous sommes venus par Assamaka, In Guezzam, Tamanrasset.» Et de préciser : «Il faut beaucoup d'argent pour faire le voyage. J'ai payé l'équivalent de 3 millions (de centimes) pour le trajet jusqu'à Alger». Issa n'envisage pas, lui non plus, de poursuivre l'aventure vers l'Europe : «C'est trop risqué», argue-t-il. Malgré les conditions spartiates à l'intérieur de ce camp de fortune, Issa prend plutôt la chose du bon côté : «Ici, on a tout ce qu'il faut», tranche-t-il. Quid de l'accès aux soins ? «On n'a pas de problème pour aller à l'hôpital. Tantôt, on se fait soigner à Baba Ali, tantôt à El Harrach, certains vont à Blida», dit-il. A quand une loi sur le droit d'asile ? Comme le souligne le sociologue Mohamed Saïb Musette, spécialiste du fait migratoire, l'accès aux soins et à l'école pour les immigrants, même irréguliers, n'était guère acquis il y a encore quelques années. «C'est le fruit d'une rude bataille, ce n'est pas venu comme ça. Il y a eu plusieurs plaidoyers qui ont été faits pour arracher ces droits», insiste-t-il (voir entretien). Reste maintenant à aller au-delà de l'action humanitaire ponctuelle pour envisager une législation nationale sur le droit d'asile. «Bien que l'Algérie ait ratifié en 1963 la Convention de Genève relative au statut des réfugiés et, en 2004, la Convention des Nations unies sur la protection des travailleurs migrants, il n'existe toujours pas de législation relative à la migration et/ou à l'asile en Algérie, mais seulement une loi portant sur l'entrée, le séjour et la circulation des étrangers. Cette législation est restée inchangée de 1966 à 2008 et la loi n° 08-11 du 25 juin 2008 l'a alignée sur la législation migratoire de la Tunisie et du Maroc. Constituée de 52 articles, elle punit sévèrement la migration irrégulière, et concerne autant le migrant que le transporteur, l'employeur, les complices ou le logeur», indique un rapport du Réseau Euro-méditerranéen des droits de l'homme sous le titre : «Asile et migrations dans le Maghreb». Un document du HCR abonde dans le même sens : «L'absence d'une loi nationale sur l'asile et d'un organe national opérationnel chargé de statuer sur les demandes d'asile a contraint le HCR à effectuer lui-même la détermination du statut de réfugié. Comme ces personnes ne sont pas légalement reconnues en Algérie, elles ne peuvent pas travailler et leurs opportunités d'autosuffisance sont donc limitées.» Une situation qui devrait changer à la faveur des nouvelles mesures annoncées. Jusqu'au mois de décembre 2015, l'organisation onusienne a enregistré 93 630 personnes assistées par le HCR en Algérie. Ce chiffre comprend des réfugiés et des demandeurs d'asile. A préciser toutefois que la très grande majorité de ces réfugiés sont des Sahraouis (90 000 personnes). A retenir également que 4100 réfugiés palestiniens sont recensés, dont seulement 60 sont assistés par le HCR. Concernant les demandeurs d'asile, les Syriens viennent en première position avec 3000 personnes. Pour les Subsahariens, on note 200 Maliens demandeurs d'asile, dont 150 sont assistés par le HCR. Ces chiffres sont évidemment mouvants, ils permettent néanmoins de se faire une idée des populations ayant sollicité la protection du HCR. Mais l'écrasante majorité des migrants ne sollicitent pas l'organisme onusien. Ils relèvent pour la plupart des migrations économiques. «Les réfugiés ne sont pas préparés à émigrer» Le Dr Noureddine Khaled, professeur de psychologie à l'université d'Alger 2, vice-président de la SARP (Association pour l'aide, la recherche et le perfectionnement en psychologie), et qui a eu à diriger en 2007 une importante étude pour le CISP, en collaboration avec la SARP, sur les profils des migrants subsahariens, explique avec finesse la différence entre migrants économiques et réfugiés : «Il y a différents types de migrants et de migrations. D'abord, il y avait les migrations cycliques. En été par exemple, les gens montaient vers le Nord, avec leurs troupeaux parfois, en famille, et en hiver, ils revenaient vers le Sud.» C'est le cas notamment des Touareg dont la mobilité entre l'Algérie, le Mali et le Niger n'a jamais été entravée, souvent adossée à l'économie du troc. Le chercheur poursuit : «Mais plus les crises se multiplient en Afrique, plus il y a de réfugiés. Ces derniers sont un autre type de migrants. Ils n'ont pas choisi d'émigrer, mais y ont été obligés de par la situation qui prévaut dans leur pays. Ils vivent des situations dramatiques parce qu'ils ne sont pas préparés à émigrer. Ils traversent le Sud et essaient de remonter vers le Nord pour se rapprocher du HCR afin d'avoir leurs droits. Ce phénomène s'est accentué avec le terrorisme au Mali, la crise humanitaire au Niger, le problème de la Libye… Et puis, il y a les migrants économiques qui eux, par contre, ont choisi ça. Ceux-là sont préparés à partir. Généralement, leur projet de départ était d'aller vers l'Europe. Mais devant les difficultés rencontrées, l'Europe étant devenue de plus en plus difficile d'accès, ils restent dans nos pays. Ils sont officiellement de transit, mais parfois on trouve des migrants qui sont de transit depuis 20 ans. Ils ont tenté une ou deux fois une percée par le Maroc, ils sont revenus et ils ont été obligés de rester en Algérie. On a trouvé, je ne sais pas si cela est toujours valable, qu'en Algérie il y avait plus d'opportunités de travail qu'au Maroc. D'ailleurs, avant, il y avait beaucoup moins de mendiants. La mendicité est apparue ces dernières années seulement. Ils trouvaient toujours du travail, surtout ceux qui ont des métiers. Par exemple, ceux qui sont dans le métier du cuir, du tissage, de la broderie… Ceux-là trouvaient systématiquement du travail, bien sûr au noir. Les autres sont embauchés dans les Travaux publics. Ce qui est apparu ces dernières années, c'est que les entreprises privées algériennes ont recours à la main-d'œuvre subsaharienne. Même les Chinois sur les chantiers emploient des Subsahariens.» «Je partage le combat de Sankara, de Lumumba et de Cabral» Réagissant aux préjugés racistes et xénophobes qui s'acharnent à stigmatiser les migrants subsahariens, Noureddine Khaled conseille : «Il y a un important travail à faire, d'abord au niveau des médias parce que ce sont eux qui influencent l'opinion publique. Il y aussi un travail pédagogique à faire auprès des jeunes, dans les écoles, les universités…». Et de faire ce rappel édifiant : «Regardez l'Europe : elle a été construite par des migrants, les Etats-Unis sont un pays de migrants. Et l'Algérie peut, elle aussi, tirer profit des migrations. C'est pour cela que nous plaidons pour que l'Algérie définisse une politique claire par rapport aux migrants et la gestion des flux migratoires.» Ces mots du blogueur et ancien porte-parole du Mouvement Barakat, Sid Ali Kouidri Filali, publiés sur sa page Facebook, sont une réponse bien inspirée aux posts et commentaires indignes qui accablent nos frères continentaux : «Honte de voir des Algériens en 2017 lancer un hashtag aussi stupide : #Pas_dafricains_en_algerie. Pas en mon nom ! Je suis Algérien, Africain, je partage avec ce continent la terre, l'avenir, les affres de l'histoire et l'abjection du colonialisme. Je partage le combat de Sankara, de Lumumba et de Cabral, la pensée de Fanon, de Césaire et de Senghor, la lutte de Mandela, de Nkrumah et d'Abdul Karim Camara. #JE_SUIS_AFRICAIN»