Quelques mots en russe, puis, s'avisant que je ne comprenais rien, il enchaîna en anglais : « What can I do for you, sir ? » Je voudrais, lui répondis-je, faire un petit tour dans cette ville arabo-américaine. Qui est ce chauffeur, hasardai-je en mon for intérieur, qui maîtrise aussi bien le russe que l'anglais ? Devinant mon égarement, il lança, cette fois, dans une langue arabe d'une belle sonorité : « Ici, vous pouvez acheter tout ce que vous voulez, une montre Oméga, des dattes koweïtiennes, un tapis persan, ou même un ordinateur dernier cri ! » Je lui demandais alors sans préambule : qui êtes-vous ? Pourquoi faites-vous ce métier alors que vous possédez tant de langues ? « Je suis de Mogadiscio, dit-il avec une grande tristesse. La guerre dans la Corne de l'Afrique m'a obligé à m'arrêter dans ce pays pour gagner ma vie. » Il avait étudié à Moscou d'où il avait obtenu un diplôme supérieur scientifique, du temps où l'ex-URSS dominait la partie orientale du globe. Pouvait-il mettre en application ses connaissances dans un pays malmené par la guerre civile et les convoitises occidentales ? Ce qui le chagrinait vraiment, c'était de ne pas savoir ce qu'il était advenu de sa famille. L'ex-président Siad Barri, croyant se soustraire au sous-développement, avait mis le monde sens dessus dessous dans une Somalie moyenâgeuse. Il ne fit, en réalité, que précipiter son pays dans le gouffre de la guerre civile, à l'instar de certains leaders de ce monde qui s'imposent contre la volonté de leur peuple et finissent par tomber à la queue leu leu. S'imprima alors en moi l'image de mon ami, le poète soudanais Abderrahmane Djili, dont j'avais fait la connaissance quelques années auparavant à Baghdad. En villageois à cheval sur les traditions, il tenait, bon an, mal an, à rencontrer les membres de sa famille dès son retour d'URSS où il enseignait la littérature arabe. De Moscou au Caire via Tachkent et Baghdad, il descendait vers le sud de l'Egypte pour passer quelques jours avec sa famille sur les berges du Nil. Quant à s'infiltrer en territoire soudanais, cela ne lui effleurait guère l'esprit. Et comment un poète, aussi progressiste que lui, aurait-il pu gagner sa maison villageoise aux environs de Khartoum sans risquer de se faire assassiner par les sbires d'un pouvoir des plus rétrogrades ? Son ami, le grand syndicaliste soudanais, Abdelkhaleq Ben Mahdjoub, n'avait-il pas été condamné à mort et passé par les armes ? A travers le chauffeur somalien et, à sa suite, le poète soudanais, je me mis à deviser du statut de l'intellectuel dans ce pandémonium appelé monde arabe. Certes, me dis-je avec force, la mauvaise gestion des affaires politiques est assurément la cause de toute la débâcle. Pour être juste, cependant, il y a lieu d'adresser le même reproche à ceux qui ont eu la chance de poursuivre leurs études à l'extérieur. Untel va à Moscou pour revenir dans un attirail de communiste ; un autre va en direction de Washington et c'est un Américain qui rentre chez lui ; un troisième enfin rejoint le Moyen-Orient et le voilà transformé en militant baâthiste chargé de rectifier le tir de l'histoire, ou encore, en islamiste qui ne pense qu'à effacer et recommencer et avec quelle impétuosité ! Décevante situation que celle de ce type de gens instruits qui ont oublié des mères préparant le couscous ou retirant d'un foyer de fortune un pain tacheté de cendres, aux rebords d'un village perdu dans un massif montagnard ! Au lieu de braver le danger que représentaient les rétrogrades à tous les niveaux, la grande majorité de notre pseudo classe intellectuelle a préféré, au premier coup de feu, mettre les semelles devant. L'université, pour ne prendre que cet exemple, a fonctionné des années durant avec des moins que licenciés. Je laissais donc mon ami somalien de quelques instants ruminer son chagrin. Lui, au moins, avait eu le courage de penser à son pays dévasté tout en espérant reprendre vie dans un Mogadiscio qui ne veut pas quitter la scène de l'histoire.