L'Algérie est mise au défi d'augmenter ses capacités de production en hydrocarbures pour faire face à la fois à la demande croissante interne mais aussi pour gagner davantage de marchés à l'international. Comment évaluez-vous la stratégie adoptée aujourd'hui par la compagnie nationale ? Je n'ai aucune idée sur cette stratégie puisque son premier responsable a déclaré que le groupe va la construire à l'horizon 2030, et qu'elle devrait être finalisée d'ici la fin de l'année 2017. Mais si vous voulez mon opinion à ce sujet, bâtir une stratégie de nos jours pour une compagnie pétrolière sur un simple objectif d'augmentation de production pour «alimenter» un marché intérieur et «gagner davantage de marchés», c'est taper à côté, parce que les données actuelles ou plutôt les tendances actuelles et à venir en matière économique et énergétique à l'échelle mondiale qui finiront par s'imposer aussi à Sonatrach et à l'Algérie doivent nous amener à réfléchir autrement. Au cours des années 80', le contexte était déjà dominé par une préoccupation de base correspondant à la nécessité d'augmenter les réserves et la production et le maintien de la rente à travers un partenariat fournisseur de moyens financiers qui manquaient et de technologies/savoir-faire par rapport au retard que nous avions. Les dispositions de la loi pétrolière de 1986 et les textes relatifs à la conservation des gisements ont largement répondu à cet objectif dès les années 90'. Dans la lancée, Sonatrach s'est rendu compte à nouveau de ses faiblesses en matière de ressources humaines (formation, relève, etc.) et elle a mis en œuvre une initiative extraordinaire intitulée «Promos» (Projet de modernisation de Sonatrach). Il a très bien démarré, puis a ralenti au rythme des modifications de son organisation, de ses managers et des résultats financiers de Sonatrach à cause de la baisse du prix du baril qui a atteint 10 dollars en 1998. Au cours des années 2000, la bonne santé du baril et l'importance de la rente ont fait oublier toutes les «leçons du passé, les bonnes et les mauvaises décisions». On s'est contenté de produire et de financer les programmes sociaux, sans tenter de réfléchir un instant sur l'évolution future des tendances mondiales en matière technologique, économique et énergétique. Entre-temps, les choses ont évolué dans le monde et en Algérie : abondance de pétrole et de gaz dans le monde, révolution des hydrocarbures non conventionnels, diversification des sources d'énergie avec les renouvelables, récession économique mondiale dans la durée depuis 2008, progrès technologiques exceptionnels en matière de maîtrise et diminution des consommations énergétiques, préoccupations climatiques, baisse du prix du baril qui semble s'inscrire dans le temps, compétitions féroces entre producteurs..., autant de facteurs qui affectent aussi bien Sonatrach que l'Algérie, en plus d'un constat identique à celui des années 80' : réserves et production en baisse, croissance vertigineuse de la consommation intérieure et dépendance continue à la rente. Je ne peux pas préjuger de ce que va être la stratégie de Sonatrach, mais j'espère que tous ces facteurs seront pris en considération car il ne s'agit pas de l'avenir de Sonatrach seulement, mais aussi du pays, basé sur la réponse à donner à deux questions essentielles et intimement liées : quel est le devenir de Sonatrach en tant que société pétrolière et gazière ou diversifiée vers d'autres activités ? Quel est le devenir du pays sur le plan économique, et jusqu'à quand dépendre de la rente pétrolière et quelles seront les alternatives de remplacement ainsi que le délai de leur mise en oeuvre ? Alors que l'on parle de l'épuisement des anciens gisements, la production de gaz naturel sera-t-elle à la hauteur des attentes ? L'épuisement des gisements, et par conséquent des réserves, est une réalité et les progrès technologiques ne font que le retarder dans le temps. Il devient une préoccupation majeure quand on n'a plus la possibilité de renouveler ces réserves par rapport aux besoins de consommation intérieure, ou en l'absence de possibilité de remplacement à terme de cette source d'énergie par une autre à exploiter ou à importer. Actuellement et pour deux décennies au moins, il n'y a aucune crainte pour la consommation intérieure, mais pas pour la rente qui devra être impérativement remplacée. Le défi va consister à arbitrer entre consommation intérieure et exportation pour des besoins de rente qui ne vont pas disparaître du jour au lendemain. La production de gaz naturel, au vu des réserves existantes, ne sera à la hauteur à moyen et long termes que si le besoin de rente diminue, si le modèle de consommation énergétique évolue à l'image de ce qui se passe partout dans le monde, et si les réserves en gaz de schiste sont mis à contribution grâce aux progrès technologiques attendus. La transition énergétique revient souvent dans les discours, mais le pétrole et le gaz demeurent les principales sources de revenus du pays. Quel modèle énergétique devrait-on adopter ? Les hydrocarbures ont fourni globalement à l'humanité toute entière plus de bonnes que de mauvaises choses depuis des décennies et ils ne disparaîtront que parce qu'ils ne sont pas renouvelables. Ils se sont imposés en tant que source d'énergie, mais aussi en tant que matière première pour une multitude de produits de consommation et d'équipements qui ne pourront pas s'en passer pour très longtemps encore. Il y a eu aussi des dégâts environnementaux et cela est dû plus au fait de leur mauvaise utilisation ou gestion. Il en est de même pour la rente quand un pays ou une population en dépend de façon critique. La transition énergétique dont on parle découle de tous ces facteurs en même temps, et en fonction du contexte propre à chaque pays ou chaque région du monde. D'où la nécessité d'adopter un modèle de consommation énergétique qui doit tenir compte de facteurs très évidents. - D'abord du suivi et de l'application des progrès technologiques à travers le monde en matière de maîtrise et d'efficacité énergétiques. Moins on consomme et mieux cela vaudra, même si nous possédons d'énormes réserves en hydrocarbures ou autres ressources non renouvelables. - Le recours au même titre à toutes les sources d'énergie renouvelables non pas seulement parce qu'on l'appelle «énergie propre», mais parce que dans le cas de l'Algérie cela permet de ralentir l'épuisement de nos réserves en hydrocarbures à long et très long termes pour les besoins des générations futures et les besoins en tant que matières premières (pétrochimie, etc.). - La poursuite inévitable du recours aux hydrocarbures à moyen terme et même long terme en tant que source d'énergie principale, en particulier le gaz naturel, parce qu'a priori le programme des renouvelables ne fournira à l'horizon 2030 que 27% des besoins en électricité, à moins d'une révolution technologique d'ici là qui sera alors la bienvenue, quitte à ne plus avoir recours aux hydrocarbures pour la génération électrique pour le grand bonheur de tous. - La recherche et la veille technologique sur tout ce qui touche aux sources d'énergie et à la maîtrise de sa consommation, parce qu'il est même possible que les hydrocarbures si décriés de nos jours deviennent un jour un produit encombrant sur le marché avec une annonce genre «un baril acheté, un baril offert». La transition reposera donc tout naturellement sur un «mix énergétique» avec le recours à toutes les ressources disponibles, qui trouveront toutes seules l'équilibre entre elles en fonction du besoin, de l'usage, et de la disponibilité.
Vous êtes partisan du «toutes énergies». Entre le schiste et le renouvelable, quelle est la ressource la moins coûteuse et la plus rentable dans l'immédiat ? Chacune de ces ressources a ses avantages et ses inconvénients et les uns plus que les autres en fonction de facteurs relatifs à leur disponibilité, leur mode d'exploitation, leur usage et leur besoin. En théorie, la ressource renouvelable est bien sûr la moins coûteuse du fait de sa disponibilité (quand elle est gratuite comme le solaire), sa durabilité, et sa non-incidence sur l'environnement. Toujours en théorie, on peut alors se poser la question suivante : pourquoi ne passe-t-on pas immédiatement aux sources d'énergie renouvelables et ne plus parler ni d'hydrocarbures ni de gaz de schiste ? Mais dans les deux cas, il faut investir pour les exploiter, les transformer en énergie à consommer, et stocker l'énergie ou la rendre disponible de façon continue. C'est à ce niveau que la différence se fait non seulement en fonction du coût, mais aussi des facteurs que je viens de citer. Le handicap majeur des sources renouvelables est lié au problème de stockage de l'énergie produite, dont le coût est encore trop élevé de nos jours et sa disponibilité non encore garantie dans de nombreux cas quel que soit le temps ou le besoin en puissance. C'est pour cette raison très simple que le monde entier ou plutôt chaque pays en fonction de ses atouts s'oriente vers une transition énergétique basée pour le moment sur un mix énergétique. Cette transition aura une durée et un contenu dépendant non seulement de la nature des ressources disponibles, de leur épuisement en fonction de leur consommation quand elles sont non renouvelables, mais aussi de la capacité et des délais de remplacement des non renouvelables par les renouvelables. C'est pour cela que dans toutes les projections et alternatives énergétiques propres à l'Algérie, le gaz de schiste n'est ni le moins coûteux ni le plus rentable par rapport aux autres ressources sur la base des données et des technologies actuelles, mais il demeure la seule ressource énergétique potentielle pouvant assurer la poursuite de la phase de transition énergétique au-delà de 2030. Les USA ont mis plus de dix ans à préparer et assurer son exploitation de façon rentable ou au moins à même d'assurer leur indépendance énergétique en devenant même exportateurs de gaz. Le choix est par conséquent simple : se préparer à l'exploiter en cas de besoin et cela ne peut se faire que par des opérations de forages d'évaluation et des études de développement en partenariat à causes des coûts d'investissement qui prendront des années, ou attendre au risque presque certain qu'il sera trop tard en 2030. Les nuisances du gaz de schiste sont les mêmes en matière de coût et de conséquences que les hydrocarbures conventionnels, le charbon, le nucléaire, les eaux usées domestiques non traitées, l'utilisation abusive d'engrais, ou la mauvaise conduite sur les routes. La solution est dans le progrès technologique pour les réduire et les éliminer, l'innovation pour les remplacer, la régulation pour en assurer une exploitation convenable, et un usage raisonnable. Il faut par conséquent faire confiance à l'avenir. Qu'en est-il du potentiel offshore? Il y a très peu de données sur ce domaine, même si Sonatrach a réalisé, je crois, un large programme de profils sismiques au cours de la dernière décennie. Il y a la présence d'importantes structures pouvant correspondre à des pièges identiques du point de vue géométrique à ceux du Sahara. Mais est-ce qu'ils peuvent renfermer des hydrocarbures ou non, là est tout le problème. Tant qu'aucun forage de reconnaissance n'a pas été fait sur ces structures, il est vraiment difficile d'émettre la moindre hypothèse. Reste que du point de vue purement géologique et sur la base d'une comparaison avec d'autres domaines similaires, ainsi que les données des deux forages offshore réalisés au cours des années 70', on considère ce domaine comme étant à haut risque technique du fait d'un plateau continental très réduit et de l'absence de roche mère et de réservoir dans toute la partie occidentale de la Méditerranée. Il y a aussi en plus avec le prix du baril actuellement un risque financier élevé car le prix d'un forage dépassera certainement les 50 millions de dollars, et le coût du développement est deux à trois fois supérieur à l'onshore. Ce domaine demeure un domaine de prospection à promouvoir avec des incitations particulières, parce que le moindre indice dans le futur pourrait le transformer en un potentiel très intéressant du fait de sa proximité avec les marchés pétroliers et gaziers.