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Une date référence qui défie le temps
Publié dans El Watan le 01 - 11 - 2004

Le rituel des célébrations de ce cinquantième anniversaire du 1er Novembre 1954 ne doit pas voiler l'immense signification de cette date référence, un pari doublé d'un message qui défie le temps. Tant qu'il y aura sur cette terre un peuple algérien, les noms de Zighoud, Ben Boulaïd, Ben M'hidi, Abane, Boudiaf et de tant d'autres resteront perpétuellement présents dans les mémoires au même titre qu'un Yougourtha ou un Abdelkader.
Le pari du 1er Novembre a été tenu. Et le dénouement de cette prodigieuse aventure dont il fut le point de départ est là à la hauteur des épreuves et des sacrifices de tout un peuple dont la vaillance et la ténacité ont étonné le monde et forcé son admiration. Un Etat-nation reconstitué et debout, avec des frontières territoriales reconnues et consolidées. Les objectifs inscrits dans l'Appel du 1er Novembre ont été ainsi intégralement réalisés. Rares les mouvements de libération qui ont réussi une telle gageure. Dans cette région du monde que sa proximité de la métropole rendait particulièrement vulnérable, la Révolution algérienne s'identifia d'emblée à l'un des creusets mondiaux de la décolonisation. C'est ainsi que, par contrecoup, une cascade de jeunes Etats indépendants virent le jour sur notre continent. En lui présentant mes lettres de créance en tant qu'ambassadeur d'Algérie en juillet 1965, le général de Gaulle me confia qu'il avait reçu la veille les « chefs noirs » - il faisait allusion aux chefs d'Etat africains - et qu'il constata qu'ils « regardaient vers l'Algérie », ce qui, selon lui, ajoutait d'autant aux responsabilités morales et politiques de notre pays. De fait, le président français qui avait durement combattu la résistance algérienne quatre longues années durant - le général Challe, en appliquant le plan qui portait son nom, crut en être arrivé à bout - finit par conclure à l'impossibilité d'une solution militaire et qu'il n'y avait d'autre issue que la négociation. Une véritable reconversion de la politique française s'ensuivit : faire de l'Algérie un partenaire en substituant la coopération à une domination coûteuse et anachronique. A partir d'Evian, de Gaulle sauta le pas. Il entamera dès lors son rapprochement avec le monde arabe, et d'une manière générale, avec le tiers-monde. Interrogeant un de ses conseillers diplomatiques de Saint-Laigier sur les motifs de ce changement spectaculaire, celui-ci me répondit que de Gaulle a tiré la leçon de la guerre d'Algérie qu'il résume dans cette phrase : « Il faut toujours respecter plus petit que soi. » Tout cela, dira-t-on, est bien beau. Mais comment expliquer alors les dégringolades de la postindépendance ? N'a-t-on pas montré du doigt la Révolution en la chargeant de tous les maux du présent ? Voilà qui nous conduit à faire un certain nombre de remarques. 1- Nous ne sommes pas de ceux qui soutiennent que rien n a été fait depuis 1962. Cette posture est stérile ; par son nihilisme radical, elle mène à l'inaction et justifie toutes les dérives au lieu de les combattre. C'est la politique de l'« à quoi bon », qui fait le lit de toutes les tyrannies. 2- Il ne sert à rien d'accabler la Révolution et de se répandre en vaines jérémiades sur son dos. Chaque génération est responsable de ce qui lui arrive. Celles de la Révolution ont libéré le pays et insufflé un élan à la nation. Sans tomber dans un angélisme inepte, il convient de leur rendre justice compte tenu des défis incommensurables auxquels ils ont eu à faire face. 3- Ce qui doit être demandé à la Révolution du 1er Novembre, c'est moins un dogme ou des idées toutes faites, mais des repères et des exemples. Elle ne s'est jamais posée comme un acquis définitif, un monde clos, une machine qui fonctionnerait au pilote automatique. Si elle a fait reculer le tribalisme, le régionalisme, le maraboutisme pour imposer le concept de modernité et l'allégeance unique à la nation, cela ne signifiait nullement que le combat était terminé. Les structures segmentaires, l'esprit régionaliste et les mentalités passéistes renaissent toujours s'ils trouvent le terrain libre devant eux. Que serait-ce quand une politique politicienne à courte vue s'avise de les ressusciter ouvertement afin d'y trouver les relais qui lui manquent ! Incarnant un précédent unique en son genre, l'entreprise du 1er Novembre nous apprend ce qu'est véritablement faire l'histoire, agir sur elle et la transformer en forgeant pièce à pièce le destin d'un peuple. Cette leçon de choses, ce potentiel d'expérience, c'est ce qui demeure quand tout le reste s'estompe et s'évanouit. Aurait-on seulement tenu tête à la montée de l'intégrisme et à ses assauts sanguinaires si l'ANP, héritière de l'ALN, les « patriotes » constitués en majorité de moudjahidine, ainsi que les couches éclairées de la société et l'ensemble du peuple lui-même n'avaient porté en eux l'étincelle révolutionnaire de la résistance et du combat pour la liberté ? L'Algérie a fait sa révolution et, à l'instar de quelqu'un qui a été vacciné contre ce type de maladie mortelle, elle a su rejeter avec force toutes les tentatives d'une afghanisation foncièrement étrangère à son contexte historique. 4- Il est certain que l'instrumentation de la Révolution a joué contre elle. En en tirant abusivement une légitimité historique sans répondant dans les faits, les pouvoirs qui se sont succédé ont fait l'impasse sur la légitimité démocratique. Or, la démocratie est le corollaire de l'indépendance, son complément obligé sur le plan interne. C'est en conférant à chaque Algérienne et Algérien sa part de dignité et de libre-arbitre, que l'indépendance prend des couleurs, s'anime et acquiert son plein sens. Si la Révolution exige l'institutionnalisation de la démocratie, celle-ci, en revanche, n'est possible qu'en s'ancrant dans le terreau national. Ce qui implique créativité, imagination et exclut le mimétisme et les placages artificiels. 5- On oublie souvent que l'une des causes essentielles du 1er Novembre gît dans la pseudo-démocratie coloniale, avec la fraude électorale en prime. Aussi, longtemps que le pouvoir en place fermera pudiquement les yeux sur les détournements du suffrage universel comme il est loisible de le constater à chaque recours aux urnes, le pays sera condamné à tourner en rond. C'est à l'Etat, c'est-à-dire au pouvoir qui en tient les rênes, à mettre fin à ces pratiques inacceptables. Le libre choix du citoyen doit impérativement remplacer la cooptation par le haut. 6- L'Etat, dans la phase de transition que connaît encore l'Algérie, est partie prenante dans la mise en œuvre de la démocratie. Il ne saurait invoquer sa fonction d'arbitrage quand il s'agit de choisir entre le progrès et l'obscurantisme, la république et la théo- cratie. La société civile, les partis politiques, ne peuvent à eux seuls faire avancer la cause démocratique, si l'Etat ne s'y engage lui-même. Son rôle est primordial et il ne saurait être exonéré de cette responsabilité. Se borner à compter les coups qui se donnent dans l'arène politique relève d'un équilibrisme déplacé qui va à l'encontre des intérêts bien compris de la nation. 7- La construction démocratique va de pair avec la garantie d'un minimum de justice sociale. Pour la Révolution algérienne, c'est là un de ses points cardinaux. C'est pourquoi ni le libéralisme économique, ni l'économie de marché, ni les effets de la mondialisation ne doivent, en aucun cas, enfreindre certaines limites. Il y va non seulement de la paix sociale, mais d'une certaine éthique de justice et de solidarité en l'absence de laquelle la nation perdrait jusqu'à son identité. Une identité sur laquelle la révolution n'a pas manqué de laisser sa puissante empreinte. 8- La Révolution algérienne n'aurait jamais « pris » ni abouti à un résultat quelconque si ses hommes n'avaient été mus par une volonté indomptable, un sens inné de la solidarité et de l'abnégation. La dimension éthique y était omniprésente et gouvernait les comportements jusqu'au plus infime détail. Entre ce culte authentique de la rectitude et l'amoralisme d'aujourd'hui, la comparaison est insoutenable. Qui aurait, à l'époque, imaginé un crash aussi colossal que celui de Khalifa Bank ? Par son énormité, ce scandale éclabousse l'ensemble du système. C'est là, en fait de désagrégation morale, une situation limite qui interpelle les mânes de la Révolution, lesquels nous crient : « Ça suffit ! ». 9- Notre propos, dans les développements qui précèdent, n'était pas d'idéaliser à l'excès la Révolution algérienne en sacrifiant à un certain subjectivisme de mauvais aloi. Désormais, la distance du recul permettra de juger avec toute l'objectivité voulue cette tranche capitale de notre histoire. Les archives s'ouvrent, les langues se délient. Aux chercheurs algériens incombe, prioritairement, cette œuvre de défrichage et de mise au point. Si la Révolution a eu ses moments de faiblesse et ne put faire toujours l'économie des redoutables crises internes qui l'ont secouée, il serait par contre totalement infondé de s'en emparer comme prétexte pour se livrer à un soi-disant révisionnisme qui n'aboutit, faute de mieux, qu'à un tissu informe de dévergondages et de contrevérités.
Alger 1er Novembre 2004


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