Ayant participé à la commission de rédaction d'El Moudjahid pendant la lutte de Libération nationale, d'abord occasionnellement à Alger en 1956-1957, puis régulièrement à Tunis de décembre 1957 à juin 1962, je souhaite simplement témoigner de ce que j'ai vécu. La proclamation du 1er Novembre 1954 avait été diffusée sous forme ronéotypée et de ce fait n'avait qu'une audience limitée. En fait, les buts de la Guerre de Libération qui commençait et les propositions du FLN pour entamer des discussions avec le gouvernement français avaient été rendus publics, au niveau international, grâce à l'action de la délégation extérieure, notamment à la conférence de Bandoang en avril 1955, lors de la Session des Nations unies, de septembre 1955 où pour la première fois, la question algérienne était inscrite à l'ordre du jour, et au cours de la conférence de Brioni, en juillet 1956 (dirigée par les trois grands du tiers monde de l'époque : Nasser, Tito, Nehru). Naissance d'el moudjahid à alger en 1956 Depuis août 1955, je recevais et collectionnais les tracts édités par le FLN à Alger : ils seront publiés dans la revue Consciences Maghrébines. Résistance algérienne publiait à l'extérieur (en Europe, au Maroc et en Tunisie) trois éditions avec le concours de divers militants et responsables algériens. A l'intérieur, de novembre 1954 à février 1956, le but essentiel était de renforcer le potentiel de lutte (non seulement par des armes, mais aussi par le soutien logistique des caches, l'approvisionnement en médicaments, l'achat de pataugas ou de ronéos...). En peu de temps, tout était mis en œuvre pour regrouper les tendances nationalistes anticolonialistes en vue de construire une « République démocratique, égalitaire, sans distinction de race ni de religion ; respectueuse du patrimoine culturel et civilisationnel du peuple algérien, et soucieuse de justice sociale ». Au début juillet 1956, le numéro 1 d'El Moudjahid a paru sous forme d'un modeste cahier ronéotypé et portant le titre bilingue : « El Moudjahid - Le combattant » ainsi que la manchette qui restera la devise institutionnelle du journal par la suite « la Révolution par le peuple et pour le peuple ». A cette époque, ce bulletin se présentait comme « organe du Front de libération nationale ». Dès le premier numéro, l'éditorial intitulé « Bulletin de naissance » expliquait le sens du titre et la définition de djihad dans le contexte de la lutte nationaliste. Le bilan des actions armées menées pendant les cinq premiers mois de 1956 dans les Aurès, le Nord-Constantinois, en Kabylie, en Oranie, complétait le premier bilan paru en août 1955 sur les neuf premiers mois de la lutte armée. Ce numéro comportait aussi un récit de la bataille de Djorf et un article de fond sur le sens du regroupement des forces patriotiques dans un front de combat. C'est à cette époque que Abdelmalek Temam m'a demandé de participer à la rédaction d'un article, qui a été discuté et revu avec lui, sur le Sahara. A ma connaissance, le numéro 7 qui était en préparation en janvier 1957 a « disparu » au cours de la répression qui a suivi la grève des huit jours. Je me souviens, pour en avoir longuement parlé avec lui, que Larbi Ben M'hidi préparait un article sur « Le problème de la minorité européenne en Algérie ». El moudjahid, organe central du FLN, 1957-1962 En été 1957, alors que le CCE a quitté Alger, la nécessité apparaît de renforcer le service de presse et d'information, de modifier et structurer les équipes de rédaction et de donner une autre dimension à l'organe d'expression du FLN. Le n°8 paraît le 5 août 1957 à Tétouan. Sous la signature de Saâd Dahlab, la nouvelle organisation est annoncée : suppression des 3 éditions A, B, C de Résistance algérienne (qui paraissaient au Maroc, en Tunisie et en France), transformation d'El Moudjahid en un journal imprimé, devenu « Organe central du FLN ». Jusqu'au n°10, en septembre 1957, El Moudjahid est édité à Tétouan. A partir du n°11, daté du 1er novembre 1957, la rédaction des deux éditions (en langues arabe et française) s'installe à Tunis, sous la responsabilité de Ramdane Abane. A mon arrivée à Tunis en décembre 1957, je retrouve Ramdane Abane qui me demande de rejoindre l'équipe de rédaction de langue française où se trouvaient déjà un responsable : Rédha Malek ainsi que Mohamed Sadek Moussaoui (dit Mahieddine) et un ancien compagnon de lutte de Blida, Frantz Fanon. L'équipe de rédaction de langue arabe était sous la responsabilité d'Abdallah Cherief avec Mohamed El Mili, et l'apport occasionnel (et fréquent) des deux responsables de la Voix de l'Algérie libre et combattante qui émettait sur les ondes de la radio diffusion tunisienne : Aïssa Messaoudi et Lamine Bechichi. Tout au long de l'année 1958, les deux commissions se réunissent conjointement sous la présidence de Ramdane Abane, puis, après sa disparition, sous la coordination de deux membres du CNRA : Ahmed Boumendjel et Brahim Mezhoudi. Aucun d'entre nous à l'époque n'était journaliste professionnel au sens où l'on peut l'entendre aujourd'hui quand l'indépendance politique n'est plus en question. Nous n'avions pas être à l'affût de l'actualité quotidienne, ni du scoop, ni des confidences sur les problèmes internes même dramatiques et vécus comme tels. Notre responsabilité collective consistait à analyser les réalités nationales et internationales, la lutte militaire sur le terrain, la lutte diplomatique à l'extérieur, la résistance et les souffrances de la population civile, le soutien apporté dans tous les continents par les partis politiques démocratiques et progressistes par les syndicats à la cause algérienne, à exprimer aussi clairement et fortement que possible la volonté et les aspirations de milliers de combattants et de militants. Le contenu politique d'El Moudjahid pendant la guerre a été analysé grâce à l'édition complète de la collection faite en 1962 à Belgrade. Il appartient aux politologues et aux historiens de relire les écrits du temps de guerre dans le contexte des années 1956-1962. Il me paraît important de décrire le fonctionnement de la commission de rédaction à Tunis, tel que je l'ai vécu, pour comprendre les conditions de notre production. Une fois par semaine, la commission se réunissait au complet au local de la rue Mokhtar Attia, puis après septembre 1958, au siège du ministère de l'Information du GPRA, rue des Entrepreneurs. Dans un premier temps, on analyse en commun les événements politiques et militaires nationaux marquants ; chacune donne son interprétation des faits, et l'on arrive, après discussion, à une analyse commune. La situation internationale est abordée de la même façon. Chacun intervient en fonction de ses lectures ou des connaissances plus précises qu'il a d'un problème ou d'une situation. Les discussions sont libres, franches, parfois vives. Mais en fin de réunion, les points de vue individuels sont harmonisés en fonction de l'objectif à atteindre : L'expression d'une pensée collective au nom de la Révolution. C'est alors le partage des thèmes à traiter entre les différents rédacteurs. La liberté des discussions au sein de la commission de rédaction avait pour contrepartie l'acceptation d'une discipline collective, impliquant des corrections au remaniement de fond ou de forme de certains papiers après relecture par d'autres rédacteurs et les responsables de chacune des deux éditions. Ce fonctionnement durera toute l'année 1958 et sera à peine modifié à partir de 1959, les deux rédactions étant en liaison avec M'hamed Yazid, le ministre de l'Information, à un moment où Ahmed Boumendjel et Frantz Fanon seront appelés à d'autres tâches de représentation extérieure. A ce moment, nous recevons le renfort de M. Baghli et l'appui des permanents du Centre de documentation qui dépouillaient la presse internationale : Safia Kouaci, Nadia Oussedik, Monique Laks (venues des réseaux de soutien) et Zin Mokdad. Ce mode de fonctionnement explique la cohésion de la commission de rédaction dans ses deux composantes linguistiques qui s'adressaient à des publics différents à l'extérieur mais exprimaient des positions communes jusqu'en 1962. Bien qu'il soit possible de reconnaître le style de chacun des auteurs, les articles ne sont pas signés : L'orientation générale, les conclusions à dégager ont été discutées en groupe et assumées collectivement. C'est pourquoi, il est inexact - et même abusif - d'extraire de ce contexte certains articles pensés et rédigés en commun pour les attribuer à des initiatives individuelles. Il est vain d'essayer de reconstruire la pensée politique originale de chacun des auteurs (reconnus ou présumés). Par contre, il est plus intéressant de voir comment chacun, avec son style, sa personnalité, sa sensibilité propres a pu ou su exprimer la part du message qui lui avait été confiée. Je suis heureux d'avoir participé, à ma place, à ce travail d'équipe, d'avoir appris à me plier aux règles du travail en commun et aux contraintes sans gloire du journalisme militant anonyme. C'était le journal d'un combat, celui qui devait aboutir à l'indépendance nationale. D'autres combats nous attendaient. Mais ceci est une autre histoire. P. C.