De plus en plus, l'entreprise publique se désagrège, se démobilise et disparaît. C'est ce même volontarisme politique qui l'a fait naître, qui aujourd'hui semble décider sa mort. Les hommes qui la composent, épuisés par un cycle de vie infernal et irrationnel, s'épuisent très vite, se blessent et meurent. Leur taux d'usure augmente non pas parce qu'ils produisent plus mais parce qu'ils vivent mal. Ce sont les deux forces sociales porteuses du développement, les techniciens et les ouvriers, qui se neutralisent mutuellement aussi bien au chantier qu'à l'usine. Les premiers exigent des seconds qu'ils produisent plus sans leur offrir les conditions minimales à cette production. Les seconds reprochent aux premiers un pouvoir qu'ils n'ont pas et qui est ailleurs. Il y a à peine quelques années, sous l'empire de l'idéologie socialiste et à la faveur d'une rente pétrolière et gazière, l'entreprise publique gonflait volontairement ses effectifs à titre de précaution pour faire face aux absences et/ou aux départs des ouvriers. Elle recourait à un nombre important d'heures supplémentaires pour tenter d'atteindre ses objectifs de production alors qu'elle disposait d'une masse importante d'agents en sureffectif. Elle procédait à des promotions professionnelles trop rapides et non précédées d'une formation. Elle surqualifiait son propre personnel pour contourner le système de classification des postes et des salaires trop rigides. Elle surpayait son personnel de sorte que le salaire reste déterminé par l'inflation et non par la productivité du travail. Toujours, sous la pression ouvrière, elle transformait toutes les primes liées au rendement et à la productivité en complément de salaire, et ce, pour compenser la hausse rapide du coût de la vie. Autrement dit, on se trouvait devant un moulin qui consommait du blé sans produire de farine. A présent, il est universellement admis que le socialisme est inférieur dans l'ordre de la production et de la gestion, c'est-à- dire que l'on reconnaît officiellement que, dans ce système, la production ne peut être réalisée que par un gaspillage effrayant des ressources et une destruction massive du capital productif, pour longtemps et peut-être pour un temps indéfini, étant donné la faiblesse, voire l'absence de stimulant de l'intérêt personnel, moteur de la croissance économique, vecteur clé du progrès social dans un Etat de droit. En effet, les entreprises publiques ont été créées par les pouvoirs publics pour des considérations idéologiques et non de marché dans le but de contrôler les grands services publics et les secteurs clés de l'économie nationale afin d'asseoir un développement étatique « sans mobilisation de la nation ». Pour le professeur A. Benachenhou, notre maître, le choix de l'entreprise publique s'est imposé au lendemain de l'indépendance pour trois raisons essentielles : La première, c'est la faiblesse de la bourgeoisie nationale qui est à l'origine de l'apparition du secteur public ; la seconde, c'est la disponibilité des ressources financières importantes et suffisantes pour adopter et réaliser un volume d'investissement important ; la troisième, c'est l'existence d'un pouvoir étatique fort en mesure d'imposer un système d'accumulation rapide (1). Quid aujourd'hui ? Un problème de taille s'est imposé au départ, c'est celui du capital que les entreprises ont longtemps traîné comme une contrainte qui n'a d'ailleurs pas été levée à ce jour et constitue un obstacle majeur à une politique de privatisation. Procéder à une ouverture de capital, cela suppose-t-il qu'on connaît la valeur intrinsèque de ce capital nominal ? Le secteur public est en quelque sorte un secteur à « géométrie variable » dans la mesure où il dépend des ressources financières de l'Etat pour assurer son fonctionnement, donc sa survie. Après une longue période de gestation, les pouvoirs publics se sont finalement rendu compte que le déficit apparent (secteur économique) ou masqué (secteur financier) des entreprises publiques épuise dangereusement la rente énergétique et accroît sensiblement la demande sociale générant une inflation aggravant les inégalités dans la répartition, provoquant une tension sociale. Dans ce contexte lié essentiellement aux insuffisances du système productif national et au poids conjugué des contraintes politiques, financières et idéologiques de l'environnement international que le pouvoir central a entrepris de son propre chef, une réforme de l'entreprise publique bouleversa le mode de gestion étatique en décrétant son autonomie juridique sans pour autant lui imposer les risques du marché. Au premier regard, l'entreprise publique, « bras économique de l'Etat », serait soumise aux commandements de l'Etat, tant qu'elle est publique (rapports verticaux de subordination) et aux impératifs du marché comme « centre de profit » tant qu'elle est entreprise (rapports horizontaux contractuels). Si l'on admet cette analyse, il faut accepter l'idée que le degré d'autorité et donc de responsabilité est à définir tant vis-à-vis des pouvoirs publics que vis-à-vis du marché. S'il est fondé d'affirmer que les entreprises publiques ont des préoccupations similaires à celles des entreprises privées en tant qu'espace de production et de gestion des biens et services destinés à un marché en vue de réaliser un profit, il n'en demeure pas moins qu'elles ont une vocation instrumentale en tant que lieu privilégié d'exécution des fonctions politiques, économiques et sociales de l'Etat. Par conséquent, elles sont tenues d'intégrer dans leurs objectifs des priorités définies par les pouvoirs publics, de distribution de revenus, de soutien à l'investissement productif, de restructuration industrielle et autres finalités, pas nécessairement économiques. L'entreprise publique ne naît que de la volonté de la puissance publique, elle n'existe au départ que par elle qui lui donne sa substance c'est-à-dire sa « personnalité juridique » par décret ou par acte notarié et son « patrimoine » par concours budgétaires temporaires transformés au fil des années en concours définitifs. C'est pourquoi il existe une certaine tension qui oppose l'entreprise publique comme sujet politique et comme instrument économique. Il appartiendra à l'Etat de déterminer la marge de manœuvre c'est-à-dire le périmètre de son autonomie et de tracer la frontière entre le politique et l'économique, entre l'institutionnel et le conjoncturel. Désormais il ne suffit plus de savoir que les entreprises sont gérées par l'Etat pour être assuré qu'elles remplissent correctement les objectifs du service public. Il faut montrer quels services elles rendent à la collectivité et à quel coût. La légitimité de l'action de l'Etat se trouve ainsi soumise au critère de rationalité économique. L'économie de marché est-elle inconditionnellement liée à l'entreprise privée ? Ou peut-elle être modifiée, déformée ou sublimée par l'Etat, au nom de l'intérêt public réel ou prétendu ? L'économie de marché est brutale, c'est vrai. Mais l'Etat n'est pas non plus la providence des entreprises en difficultés toutes natures confondues. C'est donc au chef d'entreprise qu'il appartient d'assurer la pérennité de l'entreprise dans le cadre d'un cahier de charges préalablement établi. Si le but est atteint, l'entreprise aura réalisé par la vente de ses produits, sa triple finalité : sécurité, profit et développement. De plus, elle aura satisfait le client et créé de nouveaux emplois. Aujourd'hui, l'entreprise publique est en crise. C'est une crise de productivité. Le problème de productivité est un problème d'organisation et donc de management, c'est-à-dire de managers. Cette analyse met en œuvre la responsabilité de l'organisation c'est-à-dire des dirigeants qu'ils soient des dirigeants politiques ou des dirigeants d'entreprise. « Dirige, dit l'adage, celui qui risque ce que les dirigés ne veulent pas risquer. Est respecté celui qui procure aux autres la sécurité en prenant pour soi les dangers. » Chacun sait en effet que les performances d'une entreprise ne tiennent pas seulement à son effectif, pas plus à l'importance de ses équipements ou de ses stocks, mais aussi peut-être plus encore à la nature et à la qualité des relations entre les acteurs et à leur aptitude à utiliser le capital dont ils disposent pour un projet porteur. Le problème de l'entreprise en Algérie est également un problème de climat moral parce qu'il y a confusion entre l'économique et le social. En effet, les mesures économiques visant à développer la production ont souvent un effet antisocial car elles favorisent la concentration des richesses et du pouvoir entre les mains d'entrepreneurs. Ainsi, les sociétés les plus dynamiques économiquement sont souvent très inégalitaires. En sens inverse, les mesures sociales qui visent une plus juste répartition et une amélioration du sort des couches modestes de la population coûtent de l'argent à la société et l'appauvrissent d'une certaine manière. Les mesures économiques sont donc généralement antisociales et les mesures sociales antiéconomiques et la politique au sens noble du terme est l'art difficile à établir et à maintenir dans une société donnée, à un moment donné un certain dosage entre les mesures économiques et les mesures sociales. Aujourd'hui, il apparaît de plus en plus clairement que la hausse de productivité du travail bute fondamentalement sur les conditions d'existence des travailleurs qui ne leur permettent pas de renouveler « normalement » leur capacité de travail et sur une politique des prix et des salaires qui contribue à l'érosion du pouvoir d'achat des revenus salariaux et surtout du personnel directement productif. De plus, la préoccupation permanente du syndicat officiel est d'éviter à tout prix toute contestation organisée en dehors de la sphère du travail pour empêcher que les adultes ne fassent du « chahut » dans la rue, préjudiciable à l'ordre public et à la paix civile. Le mot d'ordre est d'internaliser et contenir les contradictions sociales à l'intérieur de l'entreprise. De plus, le fait que les recettes pétrolières vont pour l'essentiel à l'Etat qui décide de leur répartition et de leur affectation fait en sorte que le revenu est moins perçu comme la contrepartie d'efforts productifs que comme un droit dont on peut jouir passivement du moment qu'il est octroyé en dehors de la sphère interne de production. Dans ce cas, le risque est grand de voir les bénéficiaires de la rente se désintéresser de toute activité réellement productive. Disposant, grâce aux recettes des hydrocarbures, de la puissance financière, l'Etat peut assumer toutes les obligations d'ordres économique et financier envers les entreprises sans exiger de contreparties du moins productives. La rente énergétique a conforté l'Etat dans sa gestion de l'économie et de la société. L'un des paradoxes de l'économie algérienne est qu'elle est fondée sur une richesse dont l'existence renforce à terme les capacités de financement en même temps qu'elle introduit un élément de fragilité. Il suffit de considérer les graves dysfonctionnements dont souffre actuellement le pays pour se persuader qu'une forte croissance de revenu en devises ne mène pas nécessairement au développement économique. Il nous semble que seul le développement des activités agricoles, industrielles et tertiaires, les possibilités d'accroissement de la production de qualité à moindre coût et les améliorations de la productivité déterminent les progrès de rémunération, les conditions de travail et l'augmentation du niveau de vie, car on ne peut distribuer que ce que l'on produit et le versement des revenus sans contrepartie productive n'a jamais permis d'améliorer le pouvoir d'achat. D'un autre point de vue, on peut dire que la corruption en tant que mécanisme d'allocation des ressources et d'accumulation des capitaux peut contribuer à la formation d'une classe possédante d'affaires dans des conditions différentes de celles qu'a connues l'Europe. Cependant la méthode ne garantit ni l'apprentissage de la gestion, ni la fonction sociale du capital accumulé. Moralement choquante, elle pourrait être économiquement inopérante. Un phénomène qui prend de l'ampleur en Algérie, c'est la fuite du travail productif et la déprofessionalisation des cadres surtout techniques. Les ouvriers quittent la sphère productive quand le salaire qu'ils perçoivent en contrepartie de leur production ne peut leur permettre de payer leur consommation dans la sphère de l'échange. Par l'absentéisme, les ouvriers prennent du temps à l'usine ou au chantier pour le consommer improductivement dans la sphère de l'échange. La sécurité de l'emploi dont bénéficient les travailleurs du secteur public est précaire. Dans l'immédiat, elle peut paraître avantageuse pour le personnel en poste mais elle comporte certains aspects négatifs pour tous à long terme dans une économie en pleine récession, malgré le niveau jamais égalé des réserves en devises engrangées ces dernières années. Dans un récent article, le prix Nobel d'économie en 2001 a mis en exergue trois raisons qui expliquent les pauvres performances de certains pays gâtés par la nature : D'abord la perspective des richesses à venir oriente les efforts publics vers la saisie d'une plus grosse part de gâteau plutôt que de créer un plus gros gâteau ; ensuite, le prix des ressources naturelles est volatile et cette volatilité est difficile à gérer. L'activité économique est encore elle-même plus volatile que le prix des commodités et une plus grande partie des gains réalisés lors des booms économiques sont perdus dans les récessions qui s'ensuivent ; enfin, le pétrole et d'autres ressources naturelles, bien que source de richesses, ne créent aucun emploi en eux-mêmes et, malheureusement, ils évincent d'autres secteurs économiques. Ainsi, conclut-il, l'abondance des richesses naturelles crée souvent des pays riches remplis d'une population pauvre. Ce n'est pas étonnant, dira-t-il, que les pauvres exigent que le petit nombre qui profite des richesses du pays les partage (fin de citation). (A suivre) Notes (1) A. Benachenhou, Planification et développement en Algérie, Imprimerie commerciale, 1980.