« J'en veux un pour lui arracher les yeux ! » « Les premiers lynchages de musulmans se produisent devant le lycée Delacroix (1). Il eut pourtant été facile, pour les autorités, de disposer en tête du cortège un service d'ordre qui aurait pu au moins écarter les musulmans du parcours suivi d'un défilé devenu une tornade. Mais si l'on n'a pas délibérément refusé de le mettre en place, ce service d'ordre policier n'a pas été prévu. Comment ne pas s'en étonner ? On sait que les nerfs des Européens sont tendus à craquer par deux longues années de terrorisme FLN, et personne ne peut ignorer la présence de nombreux parents des victimes dans une telle manifestation. Dès lors, nous ne sommes plus qu'une poignée d'étudiants perdus sur une mer déchaînée. J'ai beau me précipiter vers un rassemblement tumultueux qui encombre les abords du lycée Delacroix, je suis aussitôt ceinturé par un grand garçon porteur d'un tricot à col roulé : « Inutile d'insister, me dit-il avec un sourire goguenard, celui-là a déjà son compte ! » Je vois en effet un cadavre sanglant basculer dans le fossé qui longe l'un des côtés du bâtiment. Les scènes les plus tragiques se déroulent ensuite sur le plateau des Glières (2). Là des trolleybus et des tramways sont arrêtés par la foule européenne. Les musulmans qui les occupent savent très bien quel sort les attend. Aussi,bloquent-ils les portières de l'intérieur et tentent-ils par tous les moyens de les maintenir fermées. Peine perdue ! Des forcenés se jettent contre celles-ci, arrivent à les enfoncer, s'emparent littéralement des voyageurs, que la peur paralyse, s'acharnent sur eux dès qu'ils ont été arrachés aux véhicules et les achèvent sur place. Je vois un homme extraire de la poche de sa gabardine beige un instrument luisant, en frapper un Arabe déjà étendu au sol et replacer discrètement l'arme improvisée dans sa poche alors qu'un des rares policiers présents s'approche de lui... La fureur de la foule est sans limites. Square Bresson (3) tandis qu'un blessé est tué par un jeune garçon à coups de tessons de bouteille, de véritables commandos, spontanément formés, s'engouffrent dans les rues avoisinantes : les magasins arabes sont forcés ou envahis, leurs occupants mis à mal. Une femme au visage couvert de larmes s'écrie près de moi : « J'en veux au moins un pour lui arracher les yeux... » Place du Gouvernement à l'entrée de la rue du 8 Novembre (4), des coups de feu crépitent, des balles sifflent. Nous nous abritons avec les porte-drapeaux dans le vestibule des immeubles. Les uns prétendent qu'un commando FLN a foncé sur la foule en tirant d'une voiture ; d'autres, qu'on a ouvert le feu sur eux à partir des terrasses de La Casbah toute proche. Ce qu'il y a de certain, c'est que des musulmans ont perdu le contrôle de leur voiture avant d'être abattus. Nous apprenons que des bombes viennent d'exploser tout autour de la tombe d'Amédée Froger. Si conformément aux vœux des autorités (5), le corps de la victime avait été rapidement transporté jusqu'au cimetière, c'est donc un véritable carnage que ces bombes auraient provoqué parmi ceux qui pouvaient assister à l'inhumation. La foule comprend et la violence flambe de plus belle, c'est un gigantesque délire qui s'empare des manifestants. Pour nous qui désirions non seulement rendre un hommage au mort, mais obtenir aussi une mobilisation politique en Algérie et donner par-là même un avertissement aux autorités locales et nationales, l'échec est évident. Nous décidons alors de nous retirer d'une émeute dont tout le profit ira nécessairement à nos adversaires. Nous revenons sur nos pas et traversons au retour une ville en proie à tous les démons de l'anarchie. Rue Bab Azoun, rue Sadi Carnot (6), place Bugeaud (7), devant la Grande-Poste, où des voitures flambent, les saccages, lynchages et mitraillages continuent. Finalement, cette sombre journée de décembre n'aura fait qu'apporter de l'eau au moulin de la rébellion, soucieuse d'attiser la haine entre Européens et musulmans : les 400 morts arabes, dont on parlera à voix basse, seront les meilleurs agents de recrutement pour le FLN algérois. Par ailleurs, nous saurons que les bombes placées autour de la tombe de Froger ne l'auraient pas été par des terroristes du FLN, mais par des commandos européens qui attaqueront plus tard le bureau du général Salan au bazooka. Jean Jacques Susini Extrait de La Guerre d'Algérie. Historia- Magazine. Librairie Jules Tallandier. 1971/1972/1973/1974. pages 868-869. Ndlr. 1 - Lycée Arroudj et Kheïreddine Barberousse 2 - Place devant la Grande-Poste. 3 - Square Port Saïd (El Djenina) 4 - Avenue du 1er Novembre 5 - Les autorités coloniales étaient représentées aux obsèques par Pierre Chaussade, tout auréolé du piratage de l'avion marocain d'Air Atlas qui a conduit à l'arrestation de cinq chefs du FLN, copieusement chahuté ce jour là par les ultras ; le colonel Ducourneau et le préfet Barret. 6 - Boulevard Zighout Youcef. 7 - Place Emir Abdelkader. « Des musulmans assassinés dans leur voiture » ( ... ) « Le cortège s'ébranle. Toutes les équipes de choc de tous les mouvements contreterroristes d'Alger et ceux moins belliqueux mais tout aussi excités, des Poujadistes et autres mouvements extrémistes, sont là. Les agitateurs forment dans le cortège des noyaux de commandos. A hauteur du square Bresson, des hommes sortent du cortège et cassent tout. On entend : « Regarde celui-là, il a fait un bras d'honneur à la dépouille du Président » Et la ratonnade commence. Affreuse. Epouvantable. Des musulmans qui regardaient passer le cortège sont battus à mort, on précipite des hommes, des femmes du haut du front de mer sur les quais du port, dix mètres plus bas. Des coups de feu claquent. Des musulmans sont assassinés dans leur voiture. Des jeunes gens écrasent à coups de barre de fer la tête de passantes en haïk. Au cimetière de Saint Eugène, des criminels ont posé une bombe à proximité du caveau de la famille Froger. Et la colère monte. Et la ratonnade continue. Tout le monde y participe. Les UT, les unités territoriales, dont le colonel Thomazo est devenu le leader, s'y mettent. Le service d'ordre laisse faire. La police locale est une police d'Etat, mais tous ses membres sont pieds-noirs avant d'être policiers. Tous se connaissent. Ils savent le nom des meneurs ultras. Ils les aiment bien. Alors, le service d'ordre qu'ils sont censés assurer est ridicule. Dans toute la ville - on ne s'occupe déjà plus du vieux Froger qu'on enterre à Bab El Oued -, de très jeunes gens saccagent des boutiques tenues par des musulmans et molestent des passants. Et la manifestation dévastatrice continue jusqu'à 19 h. Le hall du cinéma arabe Dounyazad est ravagé. On ratonne à Bab El Oued. Des Européens écœurés par la chasse au faciès, ouvrent leur porte à des passants musulmans pourchassés par des bandes ivres de rage, de poudre et de sang. A 19 h, il n'y a plus un Algérien dans les rues d'Alger ( ... ) Extrait de Yves Courrière La Guerre d'Algérie Tome II. Le temps des léopards. Casbah Editions. Alger 2005. Pages 371-372. « Tout le monde contre le mur » « Dans les premiers jours de mai 1957, deux terroristes abattent deux parachutistes chemin Polignac (8), dans le quartier du Ruisseau. Alertés par les détonations, les paras d'un camp voisin auquel appartenaient les deux hommes abattus arrivent sur les lieux. Des officiers les accompagnent dont l'un des principaux colonels de la 10e DP (9). Ils voient leurs hommes morts sur la route. Un Européen de la DPU (10) est là. « Je vais vous guider, propose-t-il, je connais un bain maure où on a failli prendre Ali la Pointe il y a peu de temps. C'est tous des fellaghas. Les assassins on dû se réfugier là. » Il est 20 h. Le bain maure, comme tous les bains maures d'Alger, se transforme, la nuit tombée, en dortoir pour pauvres bougres sans domicile. Les hommes du commando, guidés par le chef d'îlot DPU, pénètrent dans le bain maure. « Tout le monde contre le mur ! » Et les mitraillettes claquent. C'est le massacre. Un flot de sang. C'est l'hystérie. Les maisons avoisinantes ne sont pas épargnées. On sort les locataires : les femmes et les enfants d'un côté, les hommes de l'autre. Et encore le miaulement aigrelet des mitraillettes. Les hommes sans défense frappés à bout portant s'écroulent. La nuit tombe sur près de 80 cadavres. Les deux paras sont « vengés ». Extrait de : Op. Cit. p. 453. 2e §. Ndlr 8 - Rue des Fusillés du 17 mai 1957. 9 - Division parachutiste. 10 - Détachement de protection urbaine.