L'installation de l'Islam en Andalousie fut le prélude à une connaissance plus approfondie entre les deux civilisations et partant à une coexistence pacifique profitable de part et d'autre et dont la plus grande manifestation fut l'esprit de tolérance qui souffla alors sur une grande partie du monde. Le monde musulman et le monde occidental ont eu des relations historiques tellement marquées par la haine et la passion, l'antagonisme, les coupures et les retrouvailles, qu'il leur est difficile de se tourner le dos et de s'ignorer en se regardant comme des chiens de faïence. De fait, depuis leur première rencontre tragique à Poitiers, en 732 de l'année grégorienne, l'Islam et l'Occident (chrétien) ne se sont jamais plus séparés, leurs destins respectifs se croisant à chaque fois en des tournants décisifs de l'histoire qui laissèrent des traces indélébiles sur l'une et l'autre des civilisations. Au demeurant, il se trouve des historiens et non des moindres qui affirment que la bataille de Poitiers, que certains chantres du chauvinisme occidental considèrent comme une victoire contre l'islamisation de l'Occident, fut, au contraire, une véritable catastrophe pour l'Occident et, partant, pour l'humanité entière. C'est le cas du Pr Claude Farrère de l'Académie française qui écrit : « L'an 732 de notre ère, une catastrophe, la plus néfaste peut-être de tout le Moyen-âge s'abattit sur l'humanité ; et le monde occidental en fut plongé, pour sept ou huit siècles, sinon davantage, au tréfonds d'une barbarie que la renaissance commença seulement de dissiper, et que la réforme faillit épaissir à nouveau. Cette catastrophe, dont je veux détester jusqu'au souvenir, fut l'abominable victoire que remportèrent, non loin de Poitiers, les sauvages harkas des guerriers francs conduits par le carolingien Charles Martel, sur les escadrons arabes et berbères que le calife Abd Ar-rahmane ne sut pas concentrer assez nombreux, et qui succombèrent devant les guerriers francs. En cette journée funeste, la civilisation recula de huit cents années. Il suffit, en effet, de s'être promené dans les jardins d'Andalousie ou parmi les ruines éblouissantes encore de ces capitales de magie et de rêve que furent Séville, Grenade, Cordoue, voire Tolède, pour entrevoir, dans un miraculeux vertige, ce qu'il serait advenu de notre France, arrachée par l'Islam industrieux, philosophe, pacifique et tolérant — car l'Islam est tout cela — aux horreurs sans nom qui dévastèrent par la suite l'antique Gaulle. Celle-ci fut asservie d'abord aux féroces bandits austrasiens, puis morcelée, déchirée, noyée de sang et de larmes, vidée d'hommes par les croisades, gonflée de cadavres par tant et tant de guerres étrangères et civiles, alors que, du Guadalquivir à l'Indus, le monde musulman s'épanouissait triomphalement dans la paix sous l'égide quatre fois heureuse des dynasties ommeyade, abbaside, seldjoukide, ottomane. A ces français, je demanderai ensuite ce qu'ils pensent de ‘‘notre'' victoire de 732 sur les musulmans ? Et s'ils ne jugent pas avec moi que cette défaite d'un peuple civilisé par un peuple barbare fut, pour l'humanité entière, ‘‘un grand malheur ?'' » Après le reflux de l'Islam de Poitiers et du sud de la France, il se confina en Espagne et, dans une moindre mesure, au sud de l'Italie et du Portugal. Là, dans ces contrées, plongées alors dans une grande ignorance et barbarie, il jeta les bases d'une remarquable civilisation dont la magnificence et l'esthétisme n'ont d'égal que l'esprit de tolérance et de convivialité qui l'animait et qui fut reconnu par tous les historiens honnêtes et rigoureux. L'expansion de l'Islam ne prit pas, le plus souvent, la forme d'une invasion encore moins d'une colonisation, comme se plaisent à le prétendre certains historiens partiaux. Le savant espagnol, Blanco Ibanez, le proclame dans son livre Dans l'ombre de la Cathédrale : « L'Espagne, esclave de rois théologiens et d'évêques belliqueux, recevait à bras ouverts ses envahisseurs. En deux années, les Arabes s'emparèrent de ce que l'on mit sept siècles à leur reprendre. Ce n'était pas une invasion qui s'imposait par les armes, c'était une société nouvelle qui poussait de tous côtés ses vigoureuses racines. Le principe de la liberté de conscience, pierre angulaire sur laquelle repose la vraie grandeur des nations leur était chère. Dans les villes où ils étaient les maîtres, ils acceptaient l'église du chrétien et la synagogue du juif. »(1) « Saint Ferdinand, écrit de son côté Viardot, se rendit à la mosquée et ce magnifique ouvrage du premier Abd Ar-rahmane fut consacré au culte chrétien… Mais les autres monuments que nul caractère sacré ne protège contre une avidité barbare, contre une haine fanatique, disparurent dans les pillages et les dévastations de la conquête. Il ne resta rien, ni des riches abords de la mosquée ni du merveilleux palais d'Al-Zahra… Des colonnes solitaires sont là pour attester que des nations civilisées occupaient jadis le vide inculte du désert. »(2) Pour sa part, un auteur contemporain écrit à ce sujet : « Les chrétiens qui n'avaient pas renié leur foi sont globalement appelés ‘‘Mozarabes'' ; ils ne sont pas persécutés et vivent en bonne entente avec les Arabes et les chrétiens convertis à l'Islam (…) Les conquérants arabes n'ont mis aucune entrave à la religion chrétienne ; l'Espagne conquise a conservé les diocèses de l'Espagne chrétienne et il y a trois archevêques (Tolède, Lusitanie, Bétique). Les villes d'al-Andaloûs comptent de nombreuses communautés juives entièrement libres civilement et religieusement, comme les chrétiens, dont les quartiers sont appelés par les Arabes ‘‘la ville juive'' (madinat al-yahoûd). Les juifs, banquiers, prêteurs, gabeleurs ont joué un rôle important de financiers, mais aussi de conseillers et d'ambassadeurs, au service des musulmans ou des chrétiens. »(3) Cette tolérance et cette convivialité pratiquées par les musulmans là où ils s'établirent étaient inscrites dans les textes mêmes du Coran, le code religieux et civil par excellence des musulmans, qu'ils mirent en application dans leurs relations avec les autres. « Quant aux non-musulmans, écrit l'historien Sâmih 'Atef Ezzayn, ils sont laissés à leurs convictions et adoration ; ils suivent dans leurs affaires de mariage et de divorce les lois de leur religion. L'Etat nomme un juge pour décider de leurs différends devant les tribunaux gouvernementaux. Quant aux nourritures et vêtements, ils sont laissés à leur propre convenance, conformément aux prescriptions de leur religion, mais tout en respectant l'ordre général. Les transactions et les sanctions s'appliquent sur le même pied d'égalité aux musulmans et non musulmans, sans nul égard à la religion, à la race ou au sexe. »(4) Malheureusement, la reconquista dirigée par le roi Ferdinand et Isabelle la catholique est venue mettre un terme brutal et sanglant à la prestigieuse civilisation musulmane d'Andalousie qui a montré que les religions, pour peu qu'elles laissent de côté leurs préjugés vis-à-vis de l'autre, peuvent vivre dans la tolérance et la coexistence pacifique. A charge pour chacune d'elles de ne pas s'immiscer dans le dogme ou les affaires de l'autre qui ne concernent que ses adeptes. Les musulmans qui avaient respecté avec noblesse et grandeur d'âme la foi et les valeurs chrétiennes furent remerciés, en retour, avec une barbarie jamais vue auparavant. On les força à abjurer leur foi sous la torture des tristement célèbres tribunaux de l'Inquisition et on tua par milliers ceux qui persistèrent à rester musulmans. L'historien Sédillot et d'autres auteurs dignes de foi estiment à trois millions le nombre des victimes de l'Inquisition. A la fin, et en désespoir de cause, puisque les andalous refusaient d'abjurer leur foi, les rois chrétiens expulsèrent tous ceux qui ne voulaient pas se convertir au christianisme, après avoir détruit tout ce qui symbolisait l'Islam ou en le transformant en lieu de culte chrétien, comme ce fut le cas pour la fameuse mosquée de Cordoue transformée en cathédrale. Ce fut le fameux édit de 1609, promulgué par le roi Philippe III, qui mit fin à sept siècles de présence musulmane en Andalousie, mais qui n'arriva pas à faire oublier combien cette civilisation fondée par les musulmans fut bénéfique et utile pour la renaissance ultérieure des Occidentaux. Cet état de fait a été reconnu par de nombreux savants occidentaux de bonne foi. « Le 3 janvier 1492, écrit un historien français, le dernier prince de la dynastie nasride se rendra aux rois catholiques, et l'histoire de l'Espagne sera définitivement chrétienne. Il ne restera plus dans la péninsule, une fois ces innombrables guerres oubliées, que le souvenir éblouissant de la culture arabo-andalouse : la mosquée de Cordoue, l'Alhambra de Grenade, les œuvres des écrivains, des savants, des philosophes, des théologiens et des traducteurs andalous qui ont communiqué leur savoir aux francs barbares et ignorants que nous étions alors. »(5) Un autre auteur ajoute dans cette optique : « L'influence qu'exerça l'Islâm dans l'édification de la culture occidentale du Moyen-âge fut donc décisive. Le monde chrétien, quant à lui, sut aborder des formes de vie intellectuelles et artistiques, très différentes des siennes, disposé parfois à dialoguer mais toujours à apprendre puisque cette communication du savoir se faisait dans une seule direction, de l'Orient vers l'Occident. Les deux mondes, ensuite, se renfermèrent sur eux-mêmes. L'Orient, après tant de splendeur, se cristallisa dans la contemplation de sa grandeur passée ; l'Europe fut prise par le mythe de l'adoration de l'homme et par l'exaltation d'elle-même comme gardienne de la civilisation et de la vérité. »(6) L'installation de l'Islam en Andalousie fut le prélude à une connaissance plus approfondie entre les deux civilisations et partant à une coexistence pacifique profitable de part et d'autre et dont la plus grande manifestation fut l'esprit de tolérance qui souffla alors sur une grande partie du monde . Il est vrai, certes, que le contact entre l'Islam et le monde occidental qui se confondait alors avec la religion chrétienne datait des premiers temps de la révélation coranique, dans la mesure où le message du Prophète (qsssl) se voulait comme le prolongement naturel des révélations précédentes, et en particulier celle du Christ. La source de ce premier contact se trouve dans le Coran lui-même : « Ô gens du livre (chrétiens), n'exagérez pas dans votre religion et ne dites de Dieu que la vérité. Le Messie Jésus fils de Marie n'est qu'un messager de Dieu, Sa parole qu'Il envoya à Marie, et un souffle (de vie) venant de Lui. Croyez donc en Dieu et en Ses messagers et ne dites pas : ‘‘Trois''. Cessez ! Ce sera mieux pour vous. Dieu n'est qu'un Dieu unique ! Il est trop glorieux pour avoir un enfant. C'est à Lui qu'appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre et Dieu suffit comme Protecteur. »(7) Au-delà de ce reproche sur la conception chrétienne de l'essence divine, le Coran est plutôt favorable aux chrétiens : « Parce qu'il y a parmi eux des prêtres et des moines, et parce qu'ils ne s'enflent pas d'orgueil. »(8) Tout prédisposait à une entente et à une coexistence des plus tolérantes entre l'Islam naissant et fortement prépondérant et l'Occident imprégné profondément des valeurs chrétiennes, d'autant que l'Islam a reconnu, dès son avènement, le fait chrétien aussi bien théologiquement que sociologiquement. Et pourtant ce ne fut pas le cas, malheureusement, malgré la disponibilité de l'islam en ce sens. On a pour preuve, à cet effet, le refus du calife Omar Ibn Al-Khattâb de prier à l'intérieur de l'église de la nativité, après la conquête de Jérusalem, pour ne pas donner aux musulmans, après lui, le prétexte d'annexer cette église et d'effacer les traces du christianisme dans la ville sainte. C'est là, sans conteste, un comportement rare voire inexistant dans les mœurs d'un conquérant. Et seul celui qui a lu les textes du Coran et parcouru la vie et le comportement du Prophète (qsssl) avec les adeptes des autres religions pourra comprendre. De ce point de vue s'explique la bienveillance de l'Islam à l'égard du monde chrétien, même dans les circonstances particulières où il se trouva en position de dominateur. Les chrétiens ou les juifs, qui se trouvèrent à un moment ou à un autre sous le pouvoir d'un Etat musulman, ne se trouvèrent jamais marginalisés ou en butte à un sentiment de rejet ou de discrimination. Bien au contraire, beaucoup d'entre eux assumèrent de hautes responsabilités dans l'administration voire même des responsabilités de premier vizir (ministre) comme ce fut le cas pour le grand-père du célèbre saint Jean Damascène, Ibn Sardjoun, sous le califat omeyyade. Cette convivialité, dont fit preuve l'Islam vis-à-vis des peuples chrétiens qu'il rencontra dans ses conquêtes, lui attira leur sympathie et, par la suite, leur conversion en masse. « D'où provient cette force d'attraction qui pousse les Grecs, les Syriens, les Egyptiens, dépositaires à la fois des civilisations antiques et de la civilisation chrétienne à se rapprocher aussi rapidement que possible de la civilisation musulmane ?, se demande le Pr Haider Bammate. Il n'est qu'une réponse à cette question, écrit Henri Pirenne, et elle est d'ordre moral. Tandis que les Germains n'ont rien à opposer au christianisme de l'empire, les Arabes sont exaltés par une foi nouvelle. C'est cela, et cela seul, qui les rend inassimilables. Car, pour le reste, ils n'ont pas plus de préventions que les Germains pour la civilisation de ceux qu'ils ont conquis. Au contraire, ils se l'assimilent avec une étonnante rapidité. En science, ils se mettent à l'école des Grecs, en art à celle des Perses… Ils ne demandent pas mieux, après la conquête, que de prendre comme un butin la science et l'art des infidèles ; ils les cultiveront en l'honneur d'Allah. Ils leur prendront même leurs institutions dans la mesure où elles seront utiles. »(9) Cependant, lorsque des circonstances historiques particulières mettaient les deux civilisations l'une en face de l'autre, l'Islam observa toujours un comportement des plus corrects et des plus honorables. Même en période de guerre et d'hostilité entre les deux parties, l'Islam ne changea jamais sa ligne de conduite faite de noblesse et d'esprit de chevalerie avec ses ennemis du moment. Ce comportement, comme nous l'avons vu plus haut, était dicté par les règles imposées par le Coran et la Sunna du Prophète (qsssl). Dans Histoire des croisades, Michon écrit : « Mahomet défendit à ses compagnons de tuer des moines parce que ce sont des hommes de prière. Quand Omar s'empara de Jérusalem, il ne fit aucun mal aux chrétiens. Quand les croisés se rendirent maîtres de la ville sainte, ils massacrèrent sans pitié les musulmans et brutalisèrent les juifs. »(10) Au IXe siècle déjà, le patriarche de Jérusalem, dans une lettre à celui de Constantinople, écrit : « Les adeptes de l'Islâm sont équitables. Ils ne nous font aucun tort et ne se livrent à aucun acte de violence envers nous. » De même, un évêque nestorien, après que la Syrie tomba aux mains des musulmans, envoya une lettre à l'un de ses amis dans laquelle il écrit : « Ces Arabes, à qui Dieu a accordé de nos jours la domination, sont devenus aussi nos maîtres ; mais ils ne combattent point la religion chrétienne. Bien plus, ils protègent notre foi, ils respectent nos prêtres et nos saints hommes et font des dons à nos églises et à nos couvents. »(11) Tout au long de ses relations tumultueuses avec l'Occident, la même grandeur d'âme guida la conduite de l'Islam, une grandeur d'âme que matérialisa, à sa juste mesure, l'illustre Salah Eddine Al-Ayyoubi (Saladin), en accordant la vie sauve aux chrétiens qui occupaient Jérusalem après sa libération des croisés. Et dire qu'un siècle plus tôt, la conquête de la ville sainte par les chrétiens donna lieu à un massacre effroyable que Raymond d'Argiles, chanoine du Puy, décrit ainsi : « Il y eut tant de sang répandu dans l'ancien temple de Salomon que les corps morts y nageaient, portés ça et là sur le parvis ; on voyait flotter des mains et des bras coupés qui allaient se joindre à des corps qui leur étaient étrangers, de sorte qu'on ne pouvait distinguer à quel corps appartenait un bras qu'on voyait se joindre à un tronc. Les soldats eux-mêmes qui faisaient ce carnage supportaient à peine la fumée qui s'en exhalait. »(12) L'on se rappelle aussi le voyage surprise que fit Saint François d'Assise au sultan El-Kamil, à Damiette, en Egypte, en pleine guerre des croisades, où il fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang. L'on se rappelle aussi le comportement combien héroïque et humaniste de l'Emir Abd El Kader volant au secours des chrétiens de Damas menacés par la révolte des Druzes. Ce ne fut pas, malheureusement, les seules fois où l'Occident chrétien faisait preuve d'intolérance et de fanatisme vis-à-vis de l'Islam et de ses adeptes. L'attitude de l'Occident fut toujours empreinte d'hostilité et de rejet épidermique à l'égard de l'Islam ; ce qui laissa, pendant longtemps, dans l'imaginaire musulman, une impression de répulsion et d'incompréhension. « Dans toutes les régions arrachées aux païens ou reprises à l'Islam, écrit Bernard Lewis, le christianisme était imposé par la force et, tôt ou tard, les musulmans devaient choisir entre la conversion, l'exil ou la mort. Le sort des juifs dans l'Europe médiévale n'aurait pas incité les disciples d'autres religions non chrétiennes à aller s'établir ou même à voyager dans ces pays. Aucune communauté musulmane ne s'était donc implantée en Europe chrétienne, ce qui compliquait considérablement la vie de l'éventuel visiteur musulman dont les besoins spécifiques — mosquées, bains, viandes et aliments préparés selon l'usage et les normes religieuses, et autres nécessités de la vie musulmane — ne pouvaient être satisfaits. »(13) Tandis que les minorités chrétiennes jouissaient pleinement de la liberté de la pratique religieuse et gardaient le droit de gérer leurs institutions et lieux de culte, dans les pays régis par l'Islam, aucune communauté musulmane ne pouvait subsister sous une domination chrétienne. Le sort réservé par les champions de la Reconquista aux musulmans d'Andalousie est éloquent à ce sujet. Aux croisades et autres agressions armées, les Occidentaux ajoutèrent leurs critiques malveillantes et leurs atteintes à la foi et aux valeurs de l'Islam et des musulmans. Tandis que les musulmans vénèrent et respectent pieusement tous les prophètes de Dieu, notamment Jésus fils de Marie, les Occidentaux, eux, aussi bien ceux qui se disent chrétiens que ceux qui se prétendent des libres penseurs, ne trouvent aucun scrupule à dénigrer le Prophète Mohammed (qsssl) et à accuser l'Islam de tous les maux de l'humanité. Ce fut là le rôle dévolu à l'orientalisme. Autant les croisades ont laissé des séquelles dans la chair des musulmans, autant l'orientalisme a laissé des blessures indélébiles dans leur âme. Conçu à l'origine comme un support « scientifique » et psychologique au service du colonialisme, l'orientalisme se confondit avec le sectarisme religieux le plus outrancier que l'Eglise manifesta à l'égard de l'Islam. C'est grâce à ses études et à ses jugements sur l'Orient en général qu'il est arrivé à se forger un égocentrisme et un complexe de supériorité dont il n'arrive plus à s'en débarrasser. « Si souvent au service des entreprises missionnaires impériales, colonialistes ou politiques à l'égard du Tiers-Monde, cet ‘‘orientalisme'' a largement contribué à créer, à l'usage des Occidentaux, une justification ‘‘scientifique'' de leurs préjugés, de leurs prétentions hégémoniques et, finalement, de leur domination. » (14) Cet orientalisme ne trouva aucun scrupule à s'adonner même à l'espionnage, sous couvert d'études scientifiques et de missions de recherches. Les exemples des Lammens, Léon Roche, Sylvester de Sacy, Lawrence d'Arabie, etc. illustrent, on ne peut mieux, cet état de fait. Aujourd'hui encore, la même attitude inspire le monde occidental dans sa vision des autres civilisations, notamment celle de l'Islam : culpabilisation, diabolisation, stigmatisation, occultation de l'histoire, regard de mépris, racisme, etc. Les thèmes ne manquent pas aux yeux de l'Occident pour discréditer et complexer les autres pour mieux affirmer son narcissisme et son égocentrisme. « L'Occident, soutient Garaudy, a confisqué l'universel. A partir de là, il s'est cru autorisé à situer et à juger tous les ‘‘autres'' en fonction de sa propre histoire, de ses fins et de ses valeurs. »(15) Inefficacité des moyens d'exploration, invalidité des hypothèses de départ, ténacité des préjugés, l'Occident ne saisit rien de l'Islam, parce qu'il le considère à travers des préconceptions inexactes ou, ce qui revient au même, à travers un prisme déformant ancré dans son imaginaire et qui lui brouille la vue. « L'Europe parle de la violence ‘‘irrationnelle'' ou barbare de ses voisins, comme si elle-même n'avait pas connu tout au long de son histoire de pareilles situations sanglantes. Elle donne ainsi l'impression d'avoir définitivement oublié même son histoire proche, ces dizaines de millions de morts des deux guerres mondiales, vis-à-vis desquels les deux ou trois millions de morts des guerres de colonisation et de décolonisation pourraient eux aussi n'être considérés que comme un ‘‘détail''. Détail aussi dans la foulée que la terreur sous la révolution française, la guerre des Chouans et les carnages des guerres napoléoniennes ; détail encore que l'explosion des fanatismes religieux qui déchirèrent deux siècles durant catholiques et protestants, déchaînant dans toute l'Europe les violences guerrières les unes après les autres. Alors plutôt que de sonder l'histoire, la sociologie comparée, la complexité de l'autre, l'Europe ‘‘exotise'' à nouveau son Orient proche : l'autre, incompréhensible et irréductible. L'Orient compliqué du général de Gaulle qui avait au moins l'honnêteté de reconnaître qu'il n'avait en ce domaine que des idées simples. »(16) Certains milieux politiques occidentaux relayés par des médias et, malheureusement, parfois, par certains cercles ecclésiastiques influents, ne cessent de vouloir diaboliser l'Islam en mettant en garde contre un soi-disant danger que celui-ci constitue pour les valeurs de l'Occident. Cet état de fait est devenu encore plus évident depuis la chute du communisme en tant que système antagoniste opposé au monde occidental capitaliste et la volonté manifeste de l'Occident, mené par les Etats-Unis d'Amérique, d'imposer par tous les moyens un nouvel ordre international à toute la planète. C'est ainsi qu'on est arrivés à former une barrière psychologique difficilement franchissable entre le monde occidental et l'Islam, dont les perdants ne sont autres que les deux communautés et les deux civilisations qui ont pourtant besoin de plus de rapprochement et de plus de compréhension afin d'oublier les rancunes et les malentendus du passé et de réfléchir aux perspectives d'un avenir dans un monde devenu un village planétaire. Cette barrière se renforce de plus en plus grâce aux campagnes de haine et de dénigrement visant l'Islam et son Prophète qui surgissent de temps à autre en Occident. Il en est ainsi de la tempête soulevée dans les années quatre-vingts par le livre du journaliste écrivain, Jean Péroncel-Hugo, Le radeau de Mahomet, où la haine la plus primitive le dispute à l'invective la plus mensongère ; il en est ainsi du livre écrit par l'ancien conseiller du défunt président Mitterand, Jean-Claude Barreau, un prêtre défroqué, De l'Islam en général et du monde moderne en particulier, qui lui a valu d'être écarté par François Mitterand après le tollé soulevé par son pamphlet ; il en est ainsi des ouvrages haineux de l'écrivaine italienne, Oriana Fallaci, morte récemment, qui sont de véritables appels à la haine et au rejet des musulmans ; il en est ainsi de l'affaire des caricatures du Prophète (qsssl) déclenchée par un journal danois raciste et reprise par de nombreux autres journaux européens sous prétexte de protéger la liberté d'expression ; il en est de même pour les propos offensants du « philosophe » français Robert Redecker contre le Prophète (qsssl) de l'Islâm accusé de tous les maux de l'humanité. Mais ce qui a failli fermer cette barrière définitivement furent les propos scandaleux du pape Benoît XVI à Ratisbonne, en Allemagne, où il a remis à jour une ancienne controverse entre un savant musulman perse, dont il a tu le nom, et un empereur byzantin accusant l'Islam d'ignorer la raison et de s'être répandu par la violence. Ces propos, qui ont déchaîné une véritable tempête d'émotion et de protestation dans tous les pays musulmans, n'ont pas ébranlé pourtant le pape qui n'a jamais voulu reconnaître ses torts et s'excuser auprès de la communauté musulmane qu'il avait touchée dans son âme et sa chair. Or, ce sont de tels propos et autres provocations gratuites qui entretiennent le climat d'incompréhension et partant d'hostilité et de suspicion entre les deux civilisations qui sont appelées pourtant par les nécessités de l'histoire et de l'avenir à coexister ensemble et à s'entendre. Tant que l'Occident demeure prisonnier de l'image d'Epinal qu'il s'est forgée de l'Islam, tant qu'il persiste à lui donner des leçons paternalistes selon sa propre vision des choses, en oubliant que l'Islam a aussi ses propres valeurs et référents, tant qu'il persiste à vouloir s'ingérer dans ses affaires intérieures, tant qu'il refuse de voir en la civilisation musulmane un système de valeurs valable et capable de gérer les affaires de la vie moderne et les aspirations spirituelles et temporelles des hommes, il sera difficile pour lui de se comporter en partenaire équitable du monde musulman, d'avoir avec lui des relations normales, dépassionnées, basées sur le respect mutuel et l'intérêt commun. Et pourtant, les deux civilisations sont condamnées à coexister et à se supporter, eu égard à leur poids et à leur influence sur la scène internationale et au rôle qu'elles peuvent jouer dans le maintien et la préservation de la paix dans le monde. Pour cela, l'Eglise a un grand rôle à jouer sur les plans aussi bien moral que politique. Son autorité morale et religieuse indéniable exige d'elle qu'elle agisse concrètement pour réparer les injustices et les torts commis tout au long de l'histoire contre l'Islam. Pour ce faire, elle est tenue d'inculquer à ses fidèles le respect de l'Islam et des musulmans, de leur foi, de leurs valeurs et de leurs symboles, tout comme les musulmans respectent le christianisme, ses valeurs et ses symboles, et ne veulent pas s'ingérer dans ses affaires intérieures. Le dialogue avec l'Islam est une de ces actions positives que l'Eglise peut initier et approfondir pour apprendre à mieux connaître son vis-à-vis et surtout pour mieux le respecter, en sachant que beaucoup de choses — beaucoup plus qu'on ne le croit — sont communes aux deux religions, les plus importantes dans le monde. En effet, et comme le rappelle un des hommes de l'Eglise les plus ouverts à la compréhension de l'islam et des musulmans, le dialogue n'est pas contraire au témoignage qu'on doit porter de « sa foi. L'homme étant un être social, il lui est naturel de communiquer son expérience à ses semblables. Comment l'expérience religieuse, qui est la plus élevée de toutes, ferait-elle exception ? Ce serait en définitive nier les exigences de la fraternité universelle qui est la loi fondamentale de la vie humaine ».(17) Nous avons vu dans cette optique que l'Islam s'est toujours montré correct et juste dans ses relations avec l'Occident et tout ce qu'il représente comme valeurs et comme civilisation. Mieux encore, l'Islam a reconnu l'existence de l'Occident en tant qu'aire civilisationnelle et politique dès sa révélation, dès lors que le Coran avait reconnu les valeurs chrétiennes adoptées par lui. Le dialogue avec le christianisme remonte, lui, à la révélation coranique : « Et ne discutez avec les gens du Livre que de la manière la plus courtoise. »(18) C'est à la lumière de cette recommandation du Coran qu'il faudrait comprendre la bienveillance dont ont toujours fait preuve les leaders du monde musulman vis-à-vis des chrétiens, depuis le Prophète (qsssl) jusqu'aux plus récents d'entre eux, en passant par Omar Ibn Al-Khattâb, Omar Ibn Abd El-Azîz, Sâlah Eddine al-Ayyoûbi, Soulaymân El-Qanoûni (Soliman le magnifique des Occidentaux) ou bien l'Emir Abd El Kader. C'est dire la disponibilité perpétuelle de l'Islam au dialogue et à la coexistence pacifique, en dépit des torts et des injustices dont il n'a jamais cessé d'être l'objet de la part de l'Occident, qui persiste toujours à vouloir voir en lui un rival et une menace pour ses valeurs et ses intérêts. Et cette attitude n'a pas cessé, loin s'en faut. La suspicion caractérise toujours le comportement de l'Occident à l'égard de l'Islam dont il n'arrive pas à se débarrasser des avatars du passé. « Depuis plusieurs années, écrit le père Michel Lelong, c'est un esprit de croisade anti-islamique qui semble à nouveau souffler en Occident : une croisade dont les prédicateurs sont aussi ardents — et plus divers encore — qu'à l'époque médiévale. Car, cette fois, des porte-parole de divers partis, des hommes politiques au pouvoir ou dans l'opposition, des journalistes de la presse écrite et parlée, des intellectuels de gauche et de droite, parmi lesquels des chrétiens qui semblent ignorer les appels de Vatican II, se retrouvent pour dénoncer à l'unisson ‘‘le péril musulman''. Il n'est pas étonnant qu'une telle campagne ait trouvé d'ardents porte-parole dans les rangs des milieux politiques et religieux les plus conservateurs, aussi hostiles à la décolonisation qu'aux orientations données par le dernier Concile. »(19). L'Islam exige — et c'est son droit — d'être respecté dans ses valeurs et dans ses choix doctrinaux et d'être traité comme un interlocuteur et un partenaire à part égale et non comme un adversaire potentiel avec toute la suspicion et l'incompréhension qui en découlent. Son poids spirituel, politique, économique et démographique ainsi que la place qu'occupe le monde musulman sur le plan géostratégique lui donnent ce droit. De son côté, l'Occident est tenu de se débarrasser de ses préjugés médiévaux et de son égocentrisme et à considérer l'Islam et la civilisation qu'il véhicule comme un vis-à-vis à part entière, avec qui il faudrait traiter dans le respect et la considération mutuelle. Les deux civilisations en sortiront largement bénéficiaires ainsi que l'humanité dans son ensemble. C'est à ce prix-là et à ce prix-là seulement que l'Occident pourra faire sa repentance et payer son immense dette envers le monde musulman qu'il a agressé plusieurs fois (croisades), colonisé pendant des siècles (colonisation) et dont il a pillé sans vergogne les richesses, qu'il pourra tourner la page noire de ses relations avec l'Islâm. M. B. : Journaliste, écrivain, traducteur Notes de renvoi : (1). Cité par Roger Garaudy dans son livre Promesses de l'Islâm. Editions Le Seuil, Paris 1981. (2). Cité par Ahmed Rédha Bey dans son livre La faillite morale de la politique occidentale en Orient. Editions Bouslama, Tunis 1997. (3). Cf Le génie de l'Islamisme, par Roger Caratini. Editions Michel Lafon, Paris, 1992. (4). In Samih Atef Al-Zayn L'Islâm et l'idéologie de l'homme. Editions Dâr Al-Kitâb Al-lubnâni, Beyrouth, Liban. (5). In Le génie de l'islamisme, op cité. (6). Cf L'Europe musulmane, par Gabrielle Crespi. Editions Zodiaque, Paris, 1979. (7). Coran S4, v171. (8). Coran S5, v82. (9). Cf Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Paris 1937, cité par Haïdar Bammate dans son livre Visages de l'Islâm. Editions Enal, Alger, 1991. (10). Cf Haïdat Bammate, Visages de l'Islâm. Editions Enal, Alger 1992. (11). Même source. (12). Même source. (13). Cf Bernard Lewis, Comment l'Islam a découvert l'Europe ? Editions la Découverte, Paris 1982. (14). Même source. (15). In Promesse de l'Islâm, op cité. (16). Cf Georges Corm, L'Europe et l'Orient. Editions Bouchène, Alger, 1991. (17). Cf Le père Michel Lelong, Si Dieu l'avait voulu. Editions Tougui, Paris, 1986. (18). Coran S29, v46. (19). Cf Le père Michel Lelong, Si Dieu l'avait voulu, op cité.