L'endroit paraît être au bout du monde. Il a fallu rouler plus de deux heures sur d'étroites routes de montagne. Mais on n'est pas au bout de nos peines. Nous sommes à plus de soixante kilomètres au sud de Tizi Ouzou, en plein massif du Djurdjura. La neige ne coiffe plus le moindre repli ou crête mais le site conserve toute sa beauté en cette fin d'été. Des singes surgissent par moments ; la vue sur les villages de la région d'Illiltene, en contrebas, noyés de verdure, est splendide. Des troupeaux de vaches paissent paisiblement dans les prés. En été, les bêtes passent la nuit sur les hauteurs, confiées à un berger qui, le soir, les regroupe dans un même endroit. Nous avons quitté Iferhounen, une localité en contre-bas, mais le sommet qui surplombe la petite ville et toise, de ses 1.884 mètres d'altitude, une partie de la Grande Kabylie et les plaines de Chorfa-Tazmalt, Akbou, Azrou Nt'hor (le rocher du Dohr), est encore loin. Il faut parcourir cinq kilomètres de piste après le col de Tirourda (1.750 m) pour arriver à cet endroit, lieu de ralliement de milliers de personnes. Chaque année, trois villages de la région (Takhlidjt Aït Atsou, Aït Adela et Zoubga) se relaient pour célébrer, chaque week-end du mois d'août, un « Assensi », une waâda qui permet à des visiteurs, venus parfois de loin, de profiter de l'air pur et se recueillir dans le mausolée qui coiffe la crête qui se dresse en tête d'épingle. Deux petites chambrettes, dont une surmontée d'un balcon où ceux qui redoutent le vertige doivent s'abstenir de s'accouder à la rambarde. Dans « El Djemaâ Ufella » brillent des bougies qu'on vous offre gratuitement. On y accède au terme d'une ascension qui rappelle l'itinéraire qui conduit vers Yemma Gouraya. Le long d'un chemin pierreux qui s'entortille, on rencontre des femmes et des hommes de tout âge qui grimpent dans l'effort et la rigolade. On se tient par la main, on s'encourage et les maladresses de quelques marcheurs qui s'interpellent en arabe trahissent des citadins peu rompus à ce genre d'exercice. Ils viennent d'Alger, d'Oran et d'autres villes de l'Est, comme Sabiha. « Ma famille, dit-elle, est établie depuis un siècle à Souk-Ahras mais venir ici fait partie de Rihet El Blad ». Ses jeunes frères sautent comme des cabris sur les rochers et sa mère papote avec des femmes qu'elle ne connaît même pas même si elle a tenu à les saluer chaleureusement. A l'ombre des cèdres A l'origine, l'endroit suscite bien des légendes. On prétendait ainsi de génération en génération qu'un plat de couscous a dégringolé l'éboulis de rocher sans se fracasser au terme de sa vertigineuse et folle course. Un homme de bien, protecteur des habitants, y aurait également vécu. Il est difficile de séparer la vérité de l'imaginaire. Azrou Nt'hor qui, par le jeu de l'ombre et de la lumière, devait servir de repère pour ceux qui s'apprêtaient à prier, accueille des personnes qui croient au Divin. Certes, les adeptes du salafisme ne voient pas d'un bon œil ces manifestations fréquentes dans la région. Pour eux, une quête ne devrait s'adresser à nul autre qu'à Dieu. Allumer une bougie, faire un vœu est assimilé à de l'idolâtrie. Ceux qui viennent ici n'y renoncent pas. Toute la poésie, les chants qui vénèrent Dieu et ses saints ne sont nullement un appel à l'impiété. On ne peut même pas faire le reproche aux organisateurs de profiter de la naïveté, voire de l'ignorance, des visiteurs pour conforter un quelconque pouvoir. Sous une tente, des hommes, sans souffle, prodiguent des vœux à ceux qui offrent des dons en argent. Ils serviront au prochain Assensi ou à la réalisation d'un projet d'intérêt collectif. « La conception de l'Islam qui a conduit aux tueries de ces dernières années, à la profanation même des mosquées, n'est pas notre tasse, on préfère celui de nos aïeux », nous dit un des organisateurs badgé comme tous ses camarades. Même un inconnu vous souhaitera bien el baraka et personne n'importune les jeunes femmes. On vous sert un couscous et de la viande sur l'herbe à l'ombre d'un cèdre. La vitupération semble bannie des bouches. Venu de Montpellier, un professeur de médecine, accompagné de sa femme anglaise, estime que « le clivage dans notre société n'est pas entre laïcs et musulmans mais entre islamistes souvent méfiants et violents et musulmans dont la foi et la rectitude morale ne renient pas la joie de vivre ». Son épouse se dit ravie « de découvrir ce magnifique panorama » même s'il est un peu amoché par les détritus sur les bas-côtés de la route, et de voir « une autre image d'une religion conviviale ». Cette ziara permet de raffermir les liens sur lesquels insiste tant l'Islam. Il s'agit avant tout de solidarité, de communauté et d'entraide. Tout part, des offrandes en argent ou en bêtes à sacrifier qui seront offertes par des personnes du village ou d‘ailleurs. Les habitants, dans un effort d'organisation collective, se répartissent en commissions pour informer, assurer la sécurité et préparer les repas qui seront servis sur les lieux mêmes. « Nous n'attendons pas la dernière minute. La veille déjà, la viande arrive ici à bord de camions frigorifiques », révèle un jeune qui, un fusil de chasse en bandoulière, a pris position sur un rocher. L'armée déployée dans la région assure aussi de loin une surveillance discrète et efficace mais jamais aucun incident n'est venu émailler la waâda. Le couscous est roulé par les femmes du village. Le village d'Aït Atsou a sacrifié deux bœufs et 12 moutons. « L'an dernier, nous avons immolé 35 moutons pour honorer nos invités », susurre fièrement un membre de l'organisation débordé par l'afflux des visiteurs. Malgré tout, aucun éclat de voix, nul écart de langage ne viennent perturber l'atmosphère et la quiétude dans cet immense bivouac. Pique-niques et prières Au milieu de la journée, les environs du modeste mausolée construit sur l'éminence de la montagne étaient noirs de monde. On vous dissuade d'aller plus loin car, nous dit-on, il est difficile de dénicher une place pour stationner. Des femmes et des hommes de tout âge déambulaient. Des familles, des couples, des groupes de filles, de jeunes, circulent librement entre le sanctuaire et la source d'Aselgu. Source située près du lieu de pèlerinage, elle a une eau incroyablement fraîche et coule sans arrêt au bonheur des visiteurs qui s'y rafraîchissent. Des familles, à l'abri des cèdres sous forme de parasols, ont déroulé des tapis pour pique-niquer et un groupe de femmes, dont la plupart sont en tenue traditionnelle, a déjà entonné un chant rythmé. D'autres se répandent dans les environs pour prendre des photos. Ces dernières années, l'événement, mi-religieux mi-festif, est répercuté par la radio locale et même sur Facebook. Beaucoup de visiteurs viennent en quête de baraka comme cette vieille femme qui regardait par une étroite meurtrière ouverte vers l'Est, vers la Kaâba. Elle priait à voix intelligible pour le retour d'un frère qui, confie-t-elle, est « parti depuis quarante ans et n'est même pas revenu pour l'enterrement de mon père ». D'autres viennent exorciser une persistante stérilité ou formuler des vœux de toutes sortes. D'autres profitent de l'affluence pour vendre des objets d'artisanat, des robes ou des boissons. Un groupe de jeunes venus de Takerboust (Bouira), toute proche, ont déjà écoulé sept cageots de figues de Barbarie. On vous l'épluche pour 5 DA la pièce. La place centrale, qui a toutes les allures d'un marché, grouille de monde. En début d'après-midi, les nuages couvraient la montagne, quelques gouttes de pluie commençaient à tomber mais le flot de voitures ne tarissait pas. Azrou Nt'hor retrouvera son silence habituel tard dans la nuit.