Le Cours de la révolution grouille de monde en cette fin journée où l'automne s'entête à faire suer les passants qui vont sous les ficus centenaires où les étourneaux font un vacarme de tous les diables. Nous sommes à Annaba, affublée à juste titre du qualificatif de coquette, quoique... certains de ses quartiers croulent sous les immondices et il se dit çà et là que sa jeunesse a la colère facile, prompte à jouer de la lame. Réputation surfaite parce que le couteau est hélas devenu la marque de fabrique de bien des jeunes d'Algérie. Passons... Il y a des lames beaucoup plus paisibles, celles que la mer déroule à l'infini en faisant succéder les vagues aux vagues. Annaba, c'est aussi la destination des nouveaux mariés en voyage de noces et on les reconnaît facilement à leur « accoutrement », lui à son costume noir encore flambant neuf et aux chaussures qu'il traîne difficilement parce qu'elles lui font mal, elle à ses atours immaculés et son maquillage de jeune mariée. C'est l'ultime sacrifice de ces jeunes qui ne peuvent s'offrir la Tunisie et encore moins la Turquie. Alors, on ne sait par quel mythe depuis longtemps entretenu, Annaba accueille dans ses hôtels huppés, les balbutiements de ces couples qui se font des promesses éternelles parce que le soir quand la mer scintille, on dirait que des grappes d'étoiles sont tombées du ciel et le moment se fait propice à tous les projets. Le grand boulevard qui longe la mer s'anime dès la nuit tombée et des familles déambulent en toute quiétude. La ville croule sous les projets et l'éradication de l'habitat précaire bat son plein. De nouvelles cités construites selon l'urgence du moment, celle de loger le maximum de demandeurs sans édifier le moindre espace sportif, culturel ou simplement de détente. Annaba, c'est la configuration de toutes les grandes cités du pays, avec un centre-ville grouillant de monde et de cités-dortoirs tout autour qui ceinturent le centre comme des banlieues avec leur spécificité et leurs problèmes. Des lieux-dits à la réputation surfaite et qui peuvent se révéler des havres de paix pour peu que la jeunesse soit prise en charge. Alors évidemment, comme partout, la ville subit l'informel qui a pris ses quartiers alentour du marché central jusqu'au grand souk, le fameux El Hattab où la foule déambule dans les allées étroites dont les étals débordent de toutes sortes de marchandises. Des fruits, des légumes amoncelés à même le sol, des boucheries et puis des boucheries où l'on peut acheter de la viande de veau à des prix raisonnables, de la quincaillerie, de la friperie... jusqu'aux bouquinistes dont les charrettes recèlent parfois des trésors. En fouillant bien, je me suis dégoté une édition rarissime de « L'escargot entêté » de Rachid Boudjedra, illustré par le défunt Wolinski et à un prix dérisoire ! El Hattab sert de lieu de départ vers toutes les destinations et le lieu est quelque peu pollué par la fumée opaque des bus et des taxis qui font incessamment la ronde. Ce qui m'a le plus frappé, c'est le marché hebdomadaire des oiseaux et chaque vendredi matin, une foule dense se donne rendez-vous dans un square pour négocier des chardonnerets, des canaris, des raretés, à des prix incroyables. Ici, on rencontre souvent des jeunes et moins jeunes en train de promener de précieux trésors à 15.000 dinars le spécimen chantant dans une cage que l'heureux propriétaire bichonne avec affection. Impossible de dire la ville en si peu de lignes. Le temps de jeter un coup d'œil au petit port de pêche en aval de la colline et que les habitants appellent « La grenouillère ». Le soir quand les petites barques rentrent de mer, on peut acheter du poisson frais à des prix défiant toute concurrence. Partir sans voir Ras El Hamra, le fameux cap qui clôt la série de plages qui ponctuent le littoral, Rizzi Amor, Toche, Le Belvédère... Ici, le coucher du soleil est fabuleux et en cette fin septembre, la mer semble se reposer, sans doute lassée par tant de nageurs qui ont fini par rendre l'onde à son écume. La nuit tombe. L'hôtel est sis à la « place d'Armes », l'âme de la ville. Le lieu tombe hélas en ruines malgré les diverses tentatives de réhabilitation du vieux bâti qu'il faut quand même sauvegarder pour l'histoire. Le matin suivant, nous déambulons dans les venelles, entre ces vieilles bâtisses auxquelles il manque la parole pour dire le passé prestigieux du lieu-dit surchargé d'histoire, quand les patriciens venaient siroter un thé en écoutant le malouf et les envolées lyriques des violons pleureurs... Il nous faut maintenant nous résoudre à quitter la ville, non sans un pincement au cœur car on s'attache vite à la gouaille de ses habitants et cette insolente nonchalance qu'ils cultivent face aux tuiles de la vie. C'est grâce ou à cause du soleil et de la mer, sans doute.