Celle qui conquit les cœurs des lampistes n'avait rien d'une grande dame de cour. Son nom, portant des blessures syntaxiques, relève d'une étymologie profane. Elle résista aux aléas du temps en passant par la chanson et le medh. Le tatouage marquant sa forte personnalité, nous indique une domiciliation tribale du libertinage. Cartomancienne, liseuse d'aventures elle se découvre sous ses pratiques de « Gazana » (Manouche), ceux qu'on appelait les Béni Adès. Dans le grand mouvement culture du 11e siècle qui suivit la chute de Grenade, les premières troupes musicales féminines se produisaient dans les fêtes familiales. La cassure du puritanisme dans la société algérienne se révéla au grand jour. Dans les places publiques, et souks Hebdomadaires, régnaient de grands spectacles animés par ces romanichelles. Dans le vieil Alger, la pratique du tatouage était introduite par le Hadjam pour marquer au fer ses manouches, dépossédés de leurs terres par l'administration coloniale. Des déracinés convertis par le sort, à survivre sur les rives de Oued El Harrach, vivant d'expédients et d'autres menus travaux. Parmi ces proscrits, se dresse la majestueuse silhouette de Fatma Tifis, une altère ego d'Esmeralda. Sa longue chevelure noire, décrite dans les poèmes de Cheikh El Gherbi avait de quoi faire jaser le bossu de notre dame. Elle s'introduit dans la mémoire collective pour imposer ses mémoires et défendre la culture et mœurs de ses aïeuls. Elle fonça corps et âme dans le monde du spectacle pour devenir la dame la plus convoitée des cercles très fermés des dignitaires algérois. Dans leurs longues et interminables randonnées à travers les rues d'Alger, ces belles dames faisaient rêver les jeunes cœurs en leur faisant miroiter le prince charmant ou l'âme sœur. Dans l'ancien café des Fnardjia, on n'avait d'yeux que pour Fatma. A qui mieux louera les prestations lyriques de cette cartomancienne Fatma Tifis. Le nom d'une jeune femme issue de la famille dominante des Béni Ades, fraction de la tribu Dhouaouda (descendants, selon certains dires, des tribus des Béni Hilal. Ceux qui avaient envahi le maghreb vers le XIe siècle après. J. C. venant d'Arabie), qui régnait au 19e siècle sur toute la région du M'Zab et dont les terres de parcours et de transhumance, s'étendaient de riches plaines de Sétif au Nord, jusqu'à l'oasis de Ouled Djellal au Sud, et bien plus loin encore, si l'on jugeait par l'influence de son Cheikh el Arab (titre donné à son chef qui signifie littéralement : chef des Arabes) à l'époque. Fatma, fille de Larbi Guendouz, était amoureuse de son cousin Amor, orphelin recueilli dès sa tendre enfance par son oncle, puissant notable de la tribu et père de Fatma. El Guerbi, dans son poème, donne la date de sa mort à 1295 de l'Hégire. Elle avait alors 23 ans, nous dit-il. Elle serait donc née en 1855. La cause de son décès fut et reste encore une énigme. Le poème ne nous révèle rien, sinon qu'elle fut subite : un mal soudain entre deux spectacles, au retour de la tribu de son séjour saisonnier à Alger. La vérité, bien sûr, on ne la saura jamais. Son bien-aimé eut recours trois jours après la mort de Fatma, aux services du poète El Gherbi pour écrire un poème à la mémoire de sa bien-aimée. Plus tard, d'après certains dires, le malheureux cousin s'exilera loin de sa tribu et vivra en solitaire jusqu'à sa mort. Quoiqu'il en soit, le poème est là pour témoigner de cet amour fou qu'avait porté un jeune homme pour une jeune femme qui valait, à ses yeux, tout ce qu'il y avait de plus précieux en ce monde. Et que le poète a chanté avec les paroles du bédouin, langue pure du vécu, langue vivante de tous les jours. A travers les yeux d'Amor, le poète El Gherbi a chanté la beauté de cette femme et décrit les merveilles de son corps, osant lever le voile sur des jardins secrets et nous offrir, à travers les âges, un hymne à l'amour, un hymne à la beauté, un hymne à la femme.