Dans les premiers jours d'avril 1941, alors que le printemps s'annonce et que les agneaux sont nés, une vague de froid s'étend brutalement sur le pays des Indiens Navajos. Watu-Nakaï, un berger de quarante ans, regarde avec désespoir une énorme congère s'accumuler contre sa hutte de bois. Avec sa vieille mère et sa jeune femme enceinte, Watu-Nakaï vit, comme tous les Navajos, dans la réserve de l'Oklahoma. Un pays de plateaux arides, semi-désertiques, où il faut des hectares pour nourrir un mouton. Après trois jours de blizzard et de neige accumulée, la réserve est devenue un pays de mort. Au début, Watu-Nakaï ne s'est pas inquiété de cette neige tardive, au contraire. La neige est bonne pour le sol pierreux. Quand le soleil la fait fondre, elle y pénètre et l'herbe pour les brebis naîtra de cette humidité ; ainsi, elles pourront nourrir leurs agneaux. Mais la neige un 12 avril, alors que les agneaux sont nés, c'est trop ! Watu-Nakaï souhaite un peu de soleil pour arranger cela. Malheureusement, la semaine passe et la neige continue de tomber. Plus grave encore, le blizzard souffle à 80 kilomètres/heure, sur toute la région nord de l'Oklahoma. La hutte de Watu-Nakaï disparaît sous la neige, c'est devenu un véritable igloo. Ses moutons, une vingtaine, sont rassemblés dans une grotte qui leur sert de bergerie, au pied d'une falaise. L'entrée en est protégée du blizzard par un mur de pierres sèches. Mais le vent, le froid et la neige y pénètrent quand même et les moutons y sont frileusement serrés les uns contre les autres, faisant aux agneaux réfugiés sous leur ventre un autre abri sur pattes, au toit de laine étanche et au sol de fumier accumulé depuis des dizaines d'années. Le malheur est qu'il ne reste plus assez d'herbe sèche de la saison dernière pour les cinquante brebis, qui ne pourront plus nourrir leurs agneaux. Le plus grave est que Witouna, la jeune femme de Watu-Nakaï, est à deux ou trois jours d'accoucher et qu'il n'y a plus de bois sec à brûler ; le nouveau-né risque de mourir de froid. Et si les brebis meurent de faim, le lait manquera au bébé. Sa mère, mal nourrie de viande sèche, manquant de vitamines en cette fin d'hiver, est bien trop faible pour l'allaiter. C'est pourquoi Watu-Nakaï, inquiet, se tourne vers sa vieille mère. Elle n'a guère que soixante-deux ans, mais une Indienne Navajo, à cet âge, ressemble à une vieille pomme. Les cheveux blancs, les yeux bridés comme deux fentes derrière les paupières lourdes, elle voit tout juste assez clair pour filer la laine et tisser en y regardant de très près ces tapis navajos que les Américains achètent à la belle saison. Les Blancs trouvent cela très joli, à présent qu'ils l'achètent à une minorité en cage et réduite à néant. Si Watu-Nakaï se tourne vers sa mère, c'est que chez les Navajos, la vie est très dure et la sagesse est l'apanage des vieilles femmes. Une vieille femme est faible, disent les Apaches, ce à quoi les Navajos, leurs cousins, répliquent par un proverbe : «Pendant que les forts se battent, les faibles ont le temps d'observer.» C'est pourquoi les vieilles femmes savent tout, selon les Navajos, car elles ont longtemps observé. Voilà pourquoi Watu-Nakaï demande à sa vieille mère : «As-tu déjà connu la neige et le blizzard si longtemps au début du printemps ? Alors qu'il n'y a plus de bois pour nous chauffer ? Plus d'herbe pour les brebis ?» Sa vieille mère réfléchit et répond avec la lenteur de ceux qui savent que chaque mot compte : «Je n'ai pas connu, mais mon père a connu. ? Sais-tu ce qu'il faut faire ?, demande humblement le fils. Sais-tu ce qu'il faut pour que ton petit-fils qui va naître ne meure pas ?» La vieille le sait, mais il faut que Watu-Nakaï le fasse très vite, tant qu'il a des forces. Qu'il tue d'abord tous ses moutons, toutes ses brebis et tous ses agneaux, sauf une brebis et un agneau. Qu'il dépèce les cadavres, les vide et les enfouisse dans la neige pour garder la viande gelée le plus longtemps possible. (à suivre...)