Vécu n Lorsque l'oued est en crue, charriant presque tout sur son passage, un tas de détritus et de rebuts, le petit Mokrane, 8 ans, élève en deuxième année primaire, ne va pas à l'école. Mokrane n'est pas le seul. Farid et Rabah, ses voisins du village, qui ont presque le même âge que lui, sont ravis de ne pas se réveiller comme à l'accoutumée à 5h 30 pour parcourir plusieurs kilomètres pour atteindre l'école située à l'autre extrémité du mont Sidi-Ali Bounab. Mokrane, les cheveux bien soignés tout autant que son vocabulaire kabyle, chétif, pas plus haut que trois pommes, n'aime pas parler de l'oued avec lequel il a une histoire qu'il n'est pas près d?oublier dans ses réminiscences du passé. Un jour, chargé d'un cartable pesant sur le dos, il a fait une chute alors qu'il était sur les épaules de son père M?hand, la quarantaine entamée dont la moitié passée exclusivement à élever les moutons. Totalement englouti, Mokrane a reçu une barre de fer en plein genou droit. C'est sa grand-mère H'mama ? aujourd'hui enterrée dans un petit lopin, non loin du domicile parental, comme le font les familles du village avec leurs morts ? qui s'est chargée, par on ne sait quelle magie, de remettre la frêle rotule du chérubin à sa place. Depuis cette tragique journée, Mokrane boite et ressent des douleurs, surtout durant les glaciales journées d'hiver. Son père, M'hand, supporte, lui, péniblement un rhumatisme qu?il a contracté à force de faire d?incessants allers-retours, les jambes trempées dans une paire de bottes usées par le temps. Les rhumatismes ? A Tlata Ihiddoussen, petit village de Tadmaït, non loin de Draâ Ben Khedda, où la nature sauvage réserve une place à de féeriques beautés, les deux tiers de la population en souffrent. «C'est normal que tout le monde, ici, ait des rhumatismes. Pour aller au travail, pour aller à l'école, pour aller en ville, pour aller aux champs, il faut passer impérativement par l'oued ou alors faire un détour de plus de 8 kilomètres supplémentaires», dit, l?air résigné, Da Arezki, un sexagénaire qui attend depuis quarante ans l?installation d?une passerelle. «Une passerelle, ce sera le poumon du village», se contente-t-il de dire avant de laisser le soin à une bande d?enfants turbulents de manifester leur mécontentement. «Nous sommes prêts à aller, la nuit, arracher une passerelle sur l?autoroute pour la planter ici», disent-ils à l?unisson, comme s?ils avaient déjà envisagé cette option extrême. «Je pense que c?est le seul moyen qui nous reste, car apparemment, les autorités nous ont oubliés», lance l?un d?eux. «Les gens de l?APC ne viennent ici que pour avoir des voix lors des élections. Sinon, pour les autres jours de l?année, c?est nous qui allons à leur recherche», clame un autre. Le vieux Arezki reprend la parole avec autorité : «Il y a quelques années déjà, les responsables de l?APC m?ont dit que le village allait disparaître de la carte pour laisser place à un barrage. Cela fait des années que j?entends la même chanson.» «Le barrage ? Où est le barrage ?» s?emporte-t-il.