Au cimetière d'Amterieu, on vient de procéder à la mise en terre d'un modeste cercueil. La famille, les intimes se dispersent avec des mines de circonstance. On entend une femme qui murmure à l'oreille d'une autre : — Mourir si jeune, ce n'est pas juste. Un groupe d'enfants et d'adolescents dont certains pleurent à chaudes larmes se dirige vers un autobus qui attend sur la route nationale. Celle qu'on vient d'enterrer se nommait Stéphanie Desbarieux, une toute jeune fille, gracieuse sportive et pleine d'énergie. Tout le monde la connaissait dans le village et on la voyait souvent passer avec ses «élèves». En fait, les élèves de Stéphanie étaient d'un genre un peu particulier. Ce sont les pensionnaires du château d'Amterieu. Le château est dirigé par le docteur Mathouret et les pensionnaires sont tous des enfants à problèmes. Certains ont le visage caractéristique de ceux que l'on nomme les mongoliens, d'autres, sous une allure plus banale, cachent des problèmes affectifs ou psychologiques. D'autres encore sont agités de mouvements nerveux et convulsifs. Stéphanie, depuis quelques années, vivait chez ses parents dans le village, et depuis longtemps elle se sentait émue par ce groupe de jeunes. Un jour, elle dit à sa mère : Maman, dès que j'aurai mon bac, je viendrai travailler au château. Sa mère reste muette d'étonnement. Puis elle s'exclame : — Mais, Stéphanie, tu es si jeune, tu n'as aucune expérience... L'expérience viendra avec le temps, maman. Et puis, rends-toi compte : si je travaille ici, au château, je resterai près de vous. Nous nous verrons pratiquement tous les jours... Après avoir obtenu son baccalauréat, Stéphanie s'inscrit dans une école d'infirmières et obtient un diplôme d'éducatrice spécialisée. Il y a longtemps qu'elle a fait part de son projet au docteur Mathouret, qui ne s'est pas gêné pour lui décrire ce qui l'attend : — Ma petite Stéphanie, je suis ravi de votre besoin d'aider les autres et de votre projet de venir travailler dans notre équipe. Mais réfléchissez bien avant de vous décider. ?a n'est pas facile tous les jours et il ne faut pas compter que les enfants soient automatiquement reconnaissants de tout ce que vous pourrez faire pour eux. Certains, même s'ils ont des excuses, sont déjà, malgré leur jeune âge, des «durs à cuire», comme on dit. D'autres ont de tels blocages psychologiques qu'on ne peut prévoir dans combien d'années ils reviendront à une vie affective normale. Stéphanie écoute le médecin avec un petit sourire : — Vous savez, docteur, depuis des années je vois les enfants du château. Je leur parle. Je peux même dire que je me suis fait quelques amis parmi eux. — Des amis ? Ne vous faites pas d'illusions, Stéphanie. Si vous venez travailler avec nous, vous aurez des surprises. Mais je ne veux pas vous faire un tableau trop sombre. Tous les ans, certains des enfants nous quittent parce qu'ils n'ont plus besoin de notre aide. D'autres atteignent l'âge adulte sans que nous ayons réussi à les libérer de leur prison intérieure. Certains deviennent violents. Il faut les diriger vers d'autres établissements plus spécialisés. Si vous vous attachez trop, vous souffrirez... Stéphanie écoute attentivement et, d'un signe de tête, elle montre au docteur Mathouret qu'elle a déjà tout prévu, tout envisagé : — Je sais que cela sera difficile, mais pour l'instant c'est comme une vocation, un peu comme si j'avais décidé de consacrer ma vie à Dieu. Le docteur Mathouret sourit : — Quelle manière de voir les choses ! Ici, nous essayons de donner ou de redonner le goût de vivre, ce n'est pas un couvent. (à suivre...)