Dans cet environnement très instable, une tendance est passée inaperçue : la dépendance accrue des pays consommateurs (hors Etats-Unis) à l'or noir du Moyen-Orient. Les pétromonarchies (Arabie Saoudite, Koweït, Emirats arabes unis, Bahreïn), l'Irak et l'Iran jouent depuis deux ans la politique des vannes ouvertes, indifférents à l'effondrement des prix pour se concentrer sur la sauvegarde coûte que coûte de leurs parts de marché «Il est difficile d'envisager une forte augmentation des prix du pétrole. Nous prévoyons une bande de fluctuation qui se situera probablement entre 40 et 60 dollars (36 et 54 euros), et elle devrait durer de cinq à dix ans.» C'est le mantra que le patron de Vitol, géant suisse du négoce de matières premières, répète depuis des mois au fil de ses (rares) interviews dans les médias et des conférences sur l'énergie. Et ce que dit Ian Roper Taylor a de quoi inquiéter les pays producteurs et les compagnies pétrolières : 2015 a marqué l'entrée dans la période de prix bas la plus longue depuis le contre-choc pétrolier de 1986-1999, quand le baril d'or noir s'échangeait entre 10 et 20 dollars. «On est entré dans une période assez longue de prix durablement déprimés». Un mauvais augure de plus dans un monde où ces «oiseaux» sont légion ? M. Taylor est un dirigeant controversé, mais il a l'oreille des investisseurs. Présente sur le terrain (gisements, oléoducs, raffinage, stockage…) et les marchés à terme, sa société négocie chaque jour six millions de barils de brut et de produits raffinés, ce qui fait de lui le premier trader d'or noir indépendant de la planète. L'économiste Philippe Chalmin ne dit pas autre chose dans la dernière livraison de Cyclope, son rapport annuel sur les matières premières : «On est entré dans une période assez longue de prix durablement déprimés» et «l'histoire montre que cela peut durer une quinzaine d'années». Véritable «benchmark» international, le brent de la mer du Nord, côté à Londres, a sans doute atteint un plancher en janvier à 27 dollars le baril, avant de regagner 80%. Le baril fluctue désormais dans la bande des 45-50 dollars pour des raisons en partie conjoncturelles. La production a reculé dans plusieurs pays et a absorbé l'excédent de 2015 : aux Etats-Unis, où l'on pompe moins de pétrole de schiste ; au Canada, où l'extraction de sables bitumineux a été perturbée par le gigantesque incendie qui a ravagé la région de Fort McMurray ; au Nigeria, où un nouveau groupe de rebelles a repris les attaques contre les installations du delta du Niger pour réclamer une juste répartition de la manne pétrolière. Sans parler de la Libye en plein chaos, ni du Venezuela en situation de banqueroute. Les majors privées (ExxonMobil, Shell, BP, Total…) n'ont eu d'autres choix, après dix ans de vaches grasses, que de s'adapter à la nouvelle donne en réduisant les emplois et les investissements dans l'exploration-production, au risque de créer la pénurie de demain. Ce que résume le PDG de Total, Patrick Pouyanné, quand il prévient que son groupe devra «être rentable quel que soit le prix du brut». Sans se hasarder pour autant à faire le moindre pronostic précis sur l'évolution des cours à moyen terme. Une offre abondante Mais l'offre reste structurellement abondante. Il y a encore beaucoup de pétrole et il faudra du temps pour l'écouler, assure M. Taylor. Comme aux Etats-Unis, où les stocks commerciaux n'ont jamais été aussi importants (524,4 millions de barils début juillet). De son côté, la consommation s'est tassée sans jamais reculer malgré le ralentissement économique mondial et l'amélioration constante de l'efficacité énergétique. Les prix bas l'ont même dopée au cours des deux dernières années. Signe de ces temps de pétrole bon marché, les Américains ont recommencé à acheter des sport utility vehicles (SUV), ces voitures consommant plus que les automobiles standards dont les Chinois raffolent eux aussi de plus en plus. A l'heure de la préparation de la COP22, qui se réunira en novembre à Marrakech (Maroc), la lutte contre le réchauffement climatique est la première victime collatérale du pétrole bon marché. A partir de 2017, offre et demande vont converger, le déficit d'offre s'accroissant dans un marché plus tendu. Il y a plusieurs raisons à cela, analyse l'Institut français du pétrole Energies nouvelles (Ifpen) : l'instabilité de plusieurs pays producteurs, l'effet retard de la forte contraction des investissements d'exploration-production en 2014-2016, le potentiel de croissance limité des membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et le recul de la production aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, les pétroliers doutent même de leur capacité à relancer rapidement la production, alors que 60% de la main-d'œuvre a été licenciée ces deux dernières années, constate le cabinet IHS. L'horizon de la prévision est encore bouché par les incertitudes macroéconomiques. «Le Brexit ajoute une nouvelle incertitude à celles portant en particulier sur le secteur financier en Chine ou sur la croissance mondiale, note l'Ifpen. Il fait peser des risques sur la croissance du Royaume-Uni mais aussi sur celle de l'Europe et des Etats-Unis.» Et, par ricochet, sur la demande de produits pétroliers. Dans cet environnement très instable, une tendance est passée inaperçue : la dépendance accrue des pays consommateurs (hors Etats-Unis) à l'or noir du Moyen-Orient. Les pétromonarchies (Arabie Saoudite, Koweït, Emirats arabes unis, Bahreïn), l'Irak et l'Iran jouent depuis deux ans la politique des vannes ouvertes, indifférents à l'effondrement des prix pour se concentrer sur la sauvegarde coûte que coûte de leurs parts de marché. Ils y sont parvenus et pèsent 34% de la production mondiale – une part proche du record atteint en 1975 (36%), note Fatih Birol, directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie. Ce qui signifie que la sécurité d'approvisionnement en hydrocarbures s'est dégradée. Sauf pour les Américains, qui, selon le cabinet Rystad Energy, détiendraient désormais les premières réserves mondiales d'or noir, devant la Russie et l'Arabie Saoudite. J.-M. B. In lemonde.fr