17 Octobre 1961. Ce jour-là, à l'initiative de la Fédération FLN de France, ils étaient 30 000 Algériens, peut-être plus, à descendre manifester dans les rues de Paris. Venus notamment de Nanterre, Aubervilliers, Saint-Denis, surtout confiants, les mains nues et en costume de ville pour protester contre le couvre-feu décrété à leur exclusive intention par le préfet de police, Maurice Papon. La police, chauffée à blanc par les nombreuses pertes que lui faisait subir le FLN à Paris même, couverte du coup par sa hiérarchie et les autorités de tutelle, se livre alors à une répression sanglante, d'une violence inouïe, incompréhensible. Rafales de mitraillettes, rafles et séquestrations en masse au Palais des sports du Vel d'Hiv où des Juifs furent en d'autres temps entassés. Matraquages, tortures sadiques par des supplétifs harkis dans des caves du 18e arrondissement, noyades d'hommes jetés vivants et ensanglantés dans la Seine : une ratonnade géante au cœur de Paris même ! Cette nuit-là et les jours suivants, les Parisiens fermaient les fenêtres, les yeux et…les oreilles. Le nombre des victimes, parmi les ratons -sobriquet raciste et forcément méprisant désignant alors les Algériens -, est estimé entre 80 et 400 morts, peut-être beaucoup plus encore. Les cadavres seront, pour certains, retrouvés flottant dans le fleuve, parfois jusqu'au port atlantique du Havre ! «Le plus grand massacre de gens du peuple qui ait été commis à Paris depuis la ‘'semaine sanglante'', depuis l'écrasement de la Commune, en 1871 ? Ce fut précisément ce soir-là», écrit Jean Salem. Il n'avait pas tort ce fils d'Henri Alleg, le père dont le vrai nom est Harry Salem, ancien directeur d'Alger Républicain et auteur de La Question, le livre paru en anglais en 1958 qui révéla de manière spectaculaire les méthodes de torture de l'armée française durant la Guerre d'Algérie. Maurice Papon, figure connue de la préfectorale coloniale en Algérie, interpellé sur le massacre lors de son procès à Bordeaux, à l'automne 1997, a donné une version surréaliste des faits : «Quinze ou vingt Nord-Africains jetés dans la Seine à la suite de règlements de comptes entre tenants du MNA et dissidents du FLN.» Au sujet de cette grosse tache sur le drapeau français, il n'y a aucune reconnaissance, aucune réparation officielle depuis Octobre 1961 même s'il y a eu, depuis, le procès Papon dans la capitale girondine qui a reconnu officiellement deux morts et 136 blessés. «Les violences atteignent aussi la métropole. Ainsi, le 17 octobre 1961, à Paris, les forces de l'ordre tuent près d'une centaine d'Algériens, lors d'une manifestation pacifique organisée par le FLN. Le 8 février 1962, la police charge près du métro Charonne des manifestants protestant contre les attentats de l'OAS. Le bilan est de neuf morts». Voilà ce que les élèves français du cours de français de terminale peuvent trouver dans leur livre d'histoire des éditions Nathan, sous le chapitre «L'indépendance de l'Algérie» du cours relatif à «L'enjeu de la décolonisation (1945-1962)». Ni plus ni moins, même si, sur la question, les enseignants d'histoire semblent plus diserts et moins coincés que les pouvoirs publics et les politiques. Au 55e anniversaire d'un massacre inqualifiable, la gigantesque ratonnade du 17 octobre 1961 reste curieusement ignorée de l'opinion publique française, quand elle n'est pas purement et simplement niée, occultée ou minimisée. Ou tout simplement éclipsée par la manifestation anti-OAS du métro Charonne, quatre mois plus tard, au point d'entretenir une troublante confusion entre ces deux épisodes tragiques d'une guerre d'Algérie sur le déclin. «Les derniers feux d'un imaginaire colonial», explique, aujourd'hui, avec toutefois un art euphémique et un style pudique, Benjamin Stora. «Les Algériens, hommes sans nom, sont alors perçus comme une menace pour la société française, sorte de ‘'cinquième colonne'' propre à réactiver la théorie du complot». L'historien de la colonisation et de la guerre d'Algérie signe la préface bouleversante d'Octobre noir, BD émouvante et fort instructive, publiée en octobre 2011 par Mako et Daeninckx (éd. Adlibris). Octobre noir, c'est aussi le nom d'un court métrage puissant réalisé par le dessinateur Aurel et l'auteure Florence Corre à l'occasion de cet anniversaire. Sur la nuit du 17 octobre 1961, cette nuit longtemps noyée dans les eaux croupies d'une mémoire collective française chloroformée, il y a eu tout de même, hier, d'autres voix fortes de Français justes et indignés, et, aujourd'hui, bien d'autres femmes et hommes d'honneur qui ont œuvré pour que la vérité émerge des eaux opaques de la Seine et pour que rien ne l'arrête. A côté des historiens, Jean-Luc Einaudi, Jean-Paul Brunet, notamment, des photographes, des romanciers (Meurtres pour mémoire, de Didier Daeninckx, Gallimard, 1984) et des musiciens (La Gueule du loup, poème de Kateb Yacine mis en chanson par Les Têtes raides en 1998), des cinéastes ont puissamment contribué à la mise en lumière de la tragédie. On recense donc une vingtaine de films qui lui sont consacrés. Le plus récent est la fiction de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi sorti en 2010 et qui avait alors suscité, avant même d'être visionné, une forte polémique au sein de la droite française, particulièrement dans les milieux de la droite populaire et du courant populiste extrême. 2011 semblait être une année du souvenir. Deux films, précisément deux documentaires, ont ouvert le bal. Ces deux métrages sont sortis en salle à Paris, le 19 octobre. Le premier film, Octobre à Paris, de Jacques Panijel, longtemps interdit et jamais sorti en salles, même s'il a fait l'objet de plusieurs projections privées mais illégales, fut tourné pendant les mois qui suivirent la répression barbare des manifs du 17 octobre 1961. Le second, est Ici on noie les Algériens, au titre terriblement glacial. Il est l'œuvre de Yasmina Adi, jeune cinéaste franco-algérienne alors âgée de 36 ans, déjà primée et louée pour son premier film l'Autre 8 Mai 1945, aux origines de la guerre d'Algérie. Il traite du même crime d'Etat, avec froide distance et assez grande précision, de la même nuit oubliée du 17 Octobre, de la même horreur à peine imprimée dans des mémoires sélectives et évanescentes. Ces deux documentaires, ces deux films poignants, salués par la critique comme vrais et utiles, évoquent l'événement selon la logique d'un film matriciel basé sur les témoignages et l'interrogation d'archives et de documents inédits. En voyant notamment Octobre à Paris, le spectateur aura du mal à saisir l'indicible abomination et l'absurdité d'un crime collectif. Il sera d'autant plus étonné de constater que c'est au sein du PCF, le Parti communiste français, que se recrutèrent l'essentiel des forces d'indignation qui s'opposèrent alors au colonialisme et, dans un même élan, au péril fasciste. D'ailleurs, l'opérateur du film de Jacques Panijel était communiste. L'auteur avait lui-même contribué à créer avec Pierre Vidal-Naquet le Comité Maurice Audin, mathématicien communiste algérien, torturé puis exécuté par les parachutistes à Alger. Les neuf morts du métro Charonne, en février 1962, qui émurent bien plus que les centaines d'Algériens jetés à la Seine, étaient eux aussi communistes. La manifestation impressionnante qui accompagna leurs obsèques aurait été inimaginable sans la force et le prestige dont jouissait alors le PCF au sein de la société française. Mais le puissant parti de Maurice Thorez n'avait pas appelé alors à manifester pour les noyés algériens de la Seine. Depuis cette nuit de la barbarie sur Seine, c'est le règne du déni et de l'oubli dans une société où élites et opinion préférèrent ne rien voir, ne rien dire et ne rien entendre. Enfin, presque, car il y a quand même les voix, même peu nombreuses, des justes, des femmes et des hommes d'honneur de cette France honorable, encore en capacité de s'indigner. Pour le reste, c'est manipulation de l'opinion publique, récusation systématique de toutes les accusations, verrouillage de l'information, absence d'enquête. Les 60 plaintes au sujet de la disparition de 60 algériens parmi leurs frères massacrés cette nuit-là et le lendemain ont d'ailleurs abouti à 60 non-lieux prononcés par des tribunaux français expéditifs. En fait, des non-lieux prononcés par la mémoire collective pour l'oubli. La mémoire parfois sélective des «droits de l'Homme, de la démocratie» de certaines élites françaises. N. K.