Depuis une semaine, un article de la revue médicale The Lancet, au sujet d'une enzyme venue de l'Inde qui créerait des bactéries super-résistantes aux antibiotiques, a enclenché une double polémique à New Delhi comme en Europe. Au cœur du débat, les autorités pointent les voyages sanitaires qu'effectuent les Occidentaux sur le sous-continent asiatique. Un tourisme médical en pleine expansion depuis une dizaine d'années. Explications Mercredi dernier, la parution d'un article dans la célèbre revue médicale The Lancet, spécialisée dans les maladies infectieuses, a mis en alerte les autorités médicales anglaises : l'enzyme NDM-1, qui contribuerait à créer des bactéries super-résistantes aux antibiotiques, se diffuserait à grande vitesse sur le sous-continent asiatique et pourrait toucher les Britanniques qui vont se soigner à moindre coût en Inde. Aussitôt, les médias anglo-saxons ont évoqué une «menace sanitaire planétaire», tandis que le ministère de la Santé appelle ses concitoyens à annuler leurs voyages sanitaires programmés. En France, le professeur Patrice Nordmann, de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), répète dans plusieurs médias, dont le JDD, qu'il «faut absolument éviter de se faire opérer ou hospitaliser en Inde».Le tapage médiatique autour des révélations du Lancet a entraîné, à New Delhi ainsi qu'en Europe, une double polémique, médicale et politique. Jeudi dernier, l'un de ses principaux auteurs, Karthikeyan K. Kumarasamy, microbiologiste à Chennai, a renié la version finale de l'article. Il tacle surtout un collègue rattaché à l'université de Cardiff qui a conclu le rapport en ces termes : «Des patients du Royaume-Uni optent pour des opérations de chirurgie esthétique en Inde afin de faire des économies. Comme nous le montrent nos données, de telles pratiques pourraient coûter plus cher à notre [pays sur le long terme]. […] Le potentiel d'une épidémie large et mondiale […] est réel et effrayant.» Une conclusion orientée qui dénonce le tourisme médical en Inde, selon le docteur Kumarasamy, lequel affirme n'avoir jamais «signé pour cela». De surcroît, la découverte de la bactérie NDM-1 tombe en plein débat politique, en Grande-Bretagne, sur la prise en charge financière, par l'Etat, des interventions médicales effectuées à l'étranger. Plus de 30% de touristes médicaux par an Londres est, en effet, préoccupé par la très forte hausse des voyages sanitaires de citoyens anglais en Inde. A titre d'exemple, pour les soins dentaires et les opérations chirurgicales –seuls secteurs sur lesquels Londres tient des statistiques précises–, ils étaient 77 000 en 2006. Ils devraient être près de 150 000 en 2010. Plus généralement, New Delhi a estimé que, sur la période 2004-2009, les touristes médicaux ont augmenté de 30% par an (lire ci-contre).Mais, contrairement à ce qu'avance l'auteur de la conclusion de l'article du Lancet, le touriste médical type n'est pas la riche Londonienne qui vient se refaire la poitrine. «Le tourisme médical est une industrie gigantesque qui comprend aussi bien la procréation assistée que les soins cardio-vasculaires, l'ophtalmologie ou les recours auprès des médecines traditionnelles», indique au JDD.fr Laurent Pordié, anthropologue à l'Institut français de Pondichéry et à l'université de Heidelberg, qui s'est penché, entre autres, sur le tourisme sanitaire et reproductif. L'étude du Lancet n'est pas scientifique selon New Delhi Les voyages sanitaires occupent ainsi une place particulière dans l'économie du tourisme, à tel point que l'Etat indien investit une partie de ses crédits sanitaires dans les cliniques ou hôpitaux privés dédiés aux étrangers.Ces établissements, gérés comme des entreprises, parfois cotés en Bourse et dont une majorité de la population indienne est déconnectée, accueillent les meilleurs praticiens, investissent dans le dernier matériel de pointe. Selon le cabinet d'étude Mc Kinsey, l'industrie de la santé pourrait ainsi rapporter 2 à 3 milliards de dollars en 2012 à l'Inde. New Delhi apprécie donc peu la remise en cause, par les autorités médicales anglaises, de son tourisme médical. Dimanche, le ministère indien de la Santé a qualifié l'étude du Lancet de «non-scientifique» et d'«économiquement motivée», dénonçant au passage les nombreux conflits d'intérêts autour des auteurs de l'article. «La résistance au médicament existe dans le monde entier. […] Monter toute une histoire [autour de la NDM-1] et déclarer en conclusion que les gens ne devraient plus aller en Inde semble émaner d'intérêts autres que médicaux», dénonce pour sa part le docteur Naresh Trehan dans le Financial Times. Aucune structure de suivi des patients Il est pourtant impératif de s'interroger sur certains écueils du tourisme médical. Selon Laurent Pordié, «il ne faut assurément pas tout dramatiser, mais l'épisode des bactéries super-résistantes attire au moins l'attention publique sur les risques postopératoires en général, qui sont assez mal évalués et généralement pas contrôlés. Le fait que cette industrie soit jusqu'à aujourd'hui systématiquement présentée sous son meilleur jour est symptomatique d'un dysfonctionnement plus profond du système où aucune structure d'accompagnement postopératoire n'existe vraiment. Le patient traité à l'étranger se trouve souvent dépourvu, personnellement, médicalement et légalement, en cas de complications».Alors le risque d'une pandémie est-il réel ? Le discours alarmiste des autorités londoniennes et de certains professeurs européens doit-il être appliqué à la lettre ? Ou doit-on relativiser, les infections nosocomiales en France semblant bien plus mortelles que les super-bactéries venues de l'Inde ? Une chose est sûre : à moins que l'enzyme NDM-1 n'entraîne une pandémie incontrôlable et subite, le tourisme médical indien devrait continuer son expansion. Mardi, le ministère canadien de la Santé a d'ailleurs noté que, selon ses statistiques officielles, aucun de ses citoyens n'avait annulé son voyage sanitaire sur le sous-continent asiatique après la découverte de la NDM-1.