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«L'amnésie a conduit à un révisionnisme de l'histoire»
Dominique Lurcel, metteur en scène et fondateur de la compagnie «Passeurs de mémoires»
Publié dans La Tribune le 23 - 10 - 2010


Entretien réalisé par Sihem Ammour
LA TRIBUNE : Comment vous est venue l'idée de monter le spectacle de Folies coloniales ?
Dominique Lurcel : D'abord, il y a un vieux fond d'anticolonialiste chez moi ; lorsque j'étais étudiant, c'était la guerre d'indépendance en Algérie, et j'étais déjà dans les manifestations pour soutenir la guerre d'indépendance des Algériens.Ensuite, je suis très attentif et très branché sur tout ce qui est politique et évolution de la société française. Entre les années 2003 et 2005, on a vu revenir un discours en quelque sorte révisionniste qui a culminé avec ce vote sur les aspects positifs de la colonisation.A ce moment-là, d'une manière un peu confuse, je me suis dit qu'il fallait que je fasse quelque chose et puis, l'année suivante, c'est l'aspect familial de l'origine du projet, mon grand-père qui était chef du cabinet à la mairie de Paris de l'époque pendant 30 ans, était chargé de réunir les documents officiels historiques des événements auquel la ville de Paris avait pris part, dont la célébration du centenaire de la colonisation française en 1930.Mon frère avait deux énormes volumes que je n'avais jamais ouverts sur la célébration de ce centenaire, soit 900 pages avec tout ce qui s'est fait et dit en France et en Algérie à cette occasion. C'était l'époque triomphale du colonialisme. Lorsque j'ai commencé à lire cela, avec l'introduction de mon grand-père dans un style complètement délirant, fleuri et métaphorique, évitant les aspects les plus piquants de la colonisation, j'ai éprouvé un sentiment mitigé. En même temps, j'étais sidéré, et en même temps je riais. Au bout de deux jours, je m'étais dit qu'il fallait faire un spectacle avec cela et le faire entendre parce que, ce que l'on entend en 1930, on l'a entendu pendant 132 ans, à travers l'éducation, les romans, les timbres-poste, les chansons et aujourd'hui on fait comme si cela n'avait pas existé. Heureusement qu'il reste des traces qui ne demandent qu'à réapparaître.
Est-ce que c'est en quelque sorte suite à cette amnésie que la loi du 23 février 2005 a pu exister en France ?
Certes, c'est un cercle vicieux, la question de l'amnésie a conduit à cette loi qui, de son côté, a conduit à un révisionnisme de l'histoire. La question se pose également pour la torture, il y a par exemple un manifeste qui a été signé par tous les généraux de l'armée française, il y a quelques années, blanchissant complètement l'armée, c'est extraordinaire. Il y a une véritable guerre de mémoires. Qu'il y ait des mémoires différentes, je comprends cela et je le respecte complètement. Mais, je pense que ce sont des mémoires aujourd'hui qui peuvent être pacifiées à condition qu'on en parle.Le plus révoltant, c'est que l'on retrouve aujourd'hui dans certains discours officiels, à l'exemple de celui de Nicolas Sarkozy, les mêmes mécanismes que ceux qui avaient été employés dans les discours coloniaux pour légitimer la colonisation. Ce sont des relents dangereux et, en tant que citoyen français, je m'insurge contre ce genre de discours qui ne reflètent pas l'opinion de tous les Français mais sont plutôt destinés à récolter les voix de l'extrême droite. C'est pour cela qu'il est nécessaire aujourd'hui de faire un véritable travail sur la mémoire afin d'éveiller les consciences.
En tant que petit-fils de ce grand-père qui soutenait ce genre de discours colonial, que vous a apporté la pièce du point de vue personnel ?
Sincèrement, cela m'a permis de tourner la page. J'aime beaucoup mon grand-père qui était un homme d'une grande gentillesse, très attentionné et qui m'a appris à aimer l'histoire. C'était quelqu'un de gauche, très humaniste avec un grand sens du devoir citoyen. Mais, en grandissant, je me suis rendu compte que cette histoire qu'il m'avait transmise était quelque part flouée. Je ne lui en veux pas car c'était un homme de son époque, mais le fait de monter ce spectacle me permet en quelque sorte de clore un malentendu et d'aller de l'avant en toute sérénité.
Est-ce par devoir de restituer les vérités historiques qui sont parfois flouées que vous avez décidé de fonder la compagnie Passeurs de mémoires ?
En fait, j'ai toujours été sensible à la relation entre la politique, l'histoire et le théâtre, ce par quoi je me sens très concerné. Lorsque j'ai créé cette compagnie en 1997, je venais de faire une tournée avec le spectacle d'un écrivain que j'aime beaucoup Primo Levy qui avait été déporté à Auschwitz et j'étais en plein dans la question de la transmission de la mémoire. Depuis, je reviens régulièrement sur cette question, à l'exemple du travail que j'ai fait sur la tragédie au Rwanda. Je considère que les perspectives historiques sont essentielles. Primo Levy disait que celui qui n'a pas de passé n'a pas d'avenir ; Georges Pérec, un écrivain que j'aime beaucoup, appelle cela «l'anamnèse», qui est la lutte contre l'oubli. Je pense que c'est ce qui compte principalement pour moi, le théâtre me permet de lutter contre l'oubli pour construire un meilleur avenir.
La pièce a connu un franc succès auprès du public algérien. Quel est votre sentiment concernant cette première représentation en Algérie ?
Sincèrement, c'est un tourbillon d'émotions. Etre ici en Algérie avec ce spectacle est très intense émotionnellement, c'est un rêve qui se réalise. Je tiens à préciser que ce n'est pas la première fois que je viens en Algérie ; j'étais déjà venu en 1988 pour visiter Tipasa, car découvrir cette ville qui avait profondément marqué Camus dans ses écrits, c'était quelque chose qui me tenait à cœur. Je suis aussi
revenu en 2003 pour présenter un spectacle au CCF d'Alger. Mais cette participation au 2ème Fita en Algérie est aussi importante pour moi que pour toute la troupe qui était présente sur les planches du Théâtre national algérien (TNA). La réaction du public algérien était très poignante, la majorité d'entre nous étaient émus jusqu'aux larmes. Parmi les réactions qui m'ont le plus marqué, c'est celle d'un vieux monsieur qui m'a dit, les yeux embués de larmes : «Aujourd'hui, après avoir vu ce spectacle, je peux mourir en paix.» C'est cela aussi qui est important : pouvoir réconcilier les mémoires. Lors des représentations que j'avais données en France, il y avait de nombreux spectateurs d'origine algérienne qui avaient apprécié le spectacle et qui sont venus partager leurs émotions avec les membres de la troupe. C'est cela aussi qui marque la pertinence du spectacle, les émotions partagées entre les artistes et le public après même que le rideau est tombé. J'ai déjà deux ou trois propositions pour l'organisation d'une tournée de ce spectacle en Algérie. J'espère que cela pourra se réaliser car il est aussi important qu'un plus grand nombre d'Algériens puissent voir le spectacle. Je pense aujourd'hui que, pour dépasser les blessures d'hier, ces années sombres du passé colonial, il est important d'en parler d'une manière transparente afin de mieux construire un avenir apaisé et serein.
L'actualité française est marquée par la mobilisation et les manifestations contre la réforme des retraites. Seriez-vous parmi les manifestants ?
Il est évident que je participerais à la manifestation. Aujourd'hui, il y a en France une situation très préoccupante, aggravée par les décisions d'un président hystérique qui s'enferme dans son entêtement. D'un côté, j'approuve les mobilisations citoyennes, exprimant ainsi un véritable ras-le-bol général qui, au-delà de se révolter contre la réforme du système des retraites, dénonce aussi toute une politique française actuelle qui accentue les fractures sociales et attise les sentiments de xénophobie. Toutefois ce que je crains, c'est que ce bras de fer entre les protestataires et le gouvernement fasse l'affaire de l'extrême droite qui trouvera ici l'occasion de récolter encore plus de voix.
Etes-vous sur de nouveaux projets ?
En ce moment, il y a deux projets qui me tiennent vraiment à cœur et sur lesquels je travaille, celui portant sur la thématique de la torture et aussi une adaptation du Journal de Mouloud Feraoun écrit entre 1955 et 1962.Je pense que le sujet de la torture durant la guerre d'Algérie est un sujet très important car c'est aussi une part obscure de l'histoire française qu'on tente d'occulter. J'ai été choqué par le manifeste signé par les hauts responsables de l'armée française qui blanchissait tous les militaires des actes de torture commis en Algérie. Je suis en train de compulser différents documents et témoignages sur le sujet. Dans la pièce, il ne s'agira pas de faire le procès de la torture ni de tomber dans le voyeurisme de ces actes mais plutôt de raconter l'enjeu moral de ces actes inhumains commis par des êtres civilisés. Le deuxième projet qui me tient vraiment à cœur et sur lequel je suis en train de travailler est celui d'adapter sur scène le Journal (1955-1962) de M. Feraoun. C'est un texte puissant et émouvant où l'écrivain raconte sa vie quotidienne, en pleine guerre d'Algérie. Mais où il parle aussi d'identité. On a pu en avoir un aperçu dans les Folies coloniales. Ce projet est vraiment en bonne voie et je pense qu'il sera bientôt monté sur scène en France et aussi, je l'espère, en Algérie.


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