Entretien réalisé par Ghada Hamrouche La Tribune : Votre dernier roman porte le titre de Doumiat al nar ou la Poupée de feu. Par quoi se justifie votre titre ? Bachir Mefti : Il y a un passage dans le roman où le héros fait de l'introspection. Et c'est le moment où il sent subitement qu'il est devenu la marionnette de forces occultes qui l'utilisent pour servir leurs intérêts et anéantir ceux de tous les autres dans le pays. Ce titre est naturellement tout sauf anodin ou innocent. Il est étroitement lié à l'itinéraire du héros et ses tentatives d'emprunter une nouvelle voie. Des tentatives qui le ramènent toujours au point de départ. A la situation de son propre père, un gardien de prison qui était bourreau et qu'utilisait le système pour dompter et faire plier les opposants. Le problème est toujours en cette marionnette se transformant en un véritable feu dévastateur qui ne consume pas seulement les autres mais qui se consume elle-même. D'où le titre du roman qui ne se justifie pas seulement par l'idée qu'il véhicule mais aussi par la destinée de ses personnages. Le personnage principal du roman, en l'occurrence Réda Chaouech, donne l'impression d'un individu téléguidé dépourvu de volonté et de capacité de réflexion. Est-ce une manière pour vous de dire que toute destinée est indéniablement frappée de fatalisme ? Non absolument pas. Le personnage principal du roman n'est pas totalement téléguidé. J'ai essayé, pour ma part, de dépasser l'idée du fatalisme mais il est vrai qu'il a été victime de son destin. Toute mon attention était pour le combat intérieur que se livraient le bien et le mal en ce héros. Un combat qui s'est poursuivi, même quand il s'est transformé d'un personnage rêveur et exemplaire en un personnage proche des gens de l'ombre, ceux qui tuent en l'Homme tout ce qu'il a d'humain. Il est vrai que le héros du roman devient un mercenaire qui exécute toutes les bassesses possibles et inimaginables. Il est vrai aussi qu'il devient une machine qui fauche sur son passage tous ceux qui dérangent les desseins de ses maîtres mais il est aussi vrai qu'il continue à résister contre cette destinée, jusqu'au jour où son idylle avec Rania se solde par un cuisant échec, tuant en lui tout ce qui était encore intègre. Un échec qu'il ne digérera pas et qui le poussera à la violer et emprunter du coup cette voie qu'il tentait de fuir. Celle du mal et de l'obscurantisme. C'est à ce moment-là, qu'il comprendra enfin que sa destinée ne différera pas de celle de son défunt père. Ce père tortionnaire des opposants du régime dans les geôles de la République dans les années soixante-dix. C'est peut-être la malédiction paternelle qui l'a touché, lui aussi, mais même cette destinée ne lui permettra pas de connaître la paix à laquelle il aspirait. Même en perdant tout ce qui faisait de lui un Homme avec un grand H, Réda Chaouech gardera une âme torturée, déchirée qui ne lui épargnera pas cette douleur qu'il a sentie, par exemple, le jour où il a apprits que son ancienne amoureuse s'était mariée avec un personnage exécrable qu'il haïssait depuis son âge. Avec tout cela, il faut reconnaître qu'une grande partie de la vie du héros était téléguidée. Téléguidée parce qu'il était tel un vrai prisonnier. Peut-on croire que le prisonnier puisse être libre de mener sa vie comme il veut ou lui dicte-t-on un mode de vie ? Une pensée qui me hante souvent et qui me laisse croire que la vie de tout Algérien est semblable à celle d'un prisonnier dont les choix sont restreints et les horizons obscurs. Votre roman a pour théâtre l'Algérie au long de ces trente dernières années, une Algérie caractérisée, selon les personnages du roman, par un peuple qui finit toujours par se plier à la volonté d'un groupe restreint qui commande tout. Pourquoi ce choix ? Est-ce une manière de s'aligner ou de restituer le (eux) ou le (houma) de ceux qui veulent se dédouaner de toute responsabilité ? Je vais paraphraser un de mes amis. Ce dernier dit que certains peuples ressemblent étrangement à des entreprises en faillite. Et il est clair que notre société est en faillite ou peut-être qu'elle est fatiguée et accablée et qu'elle n'est dirigée que par l'instinct. Pourtant je ne veux pas être pessimiste à ce point. Ma profonde conviction est que nous sommes un peuple que l'on n' pas réussi à dompter facilement à travers toute son histoire. Il est vrai que les gens sont fatigués et que les rêves qui ont bercé de nombreuses générations se sont tous évaporés. Je pense souvent au rêve avorté de Kateb Yacine d'une autre Algérie que celle qu'il a connue. Je me suis toujours demandé pourquoi ne cherche-t-on pas à changer les choses, pourquoi continue on à croire que ce qui nous arrive est écrit à l'avance. Souvent on entend le sobriquet de «houma» désignant les responsables qui semble indissociable de «houma», le destin que l'on ne peut pas changer. La relation du citoyen moyen avec le pouvoir est entourée de complexité, peur et mystère. Je ne sais si cela est dû à la nature du système chez nous qui a conditionné nos psychologies, faisant de nous des personnes paralysées, incapables, qui se dédouanent de toute responsabilité, préférant les imputer aux hommes de l'ombre pour ne pas avoir à assumer la moindre des responsabilités. Votre manière d'amorcer votre roman a entretenu le doute chez votre lecteur sur l'existence réelle de ce «témoignage». Pourquoi ce choix ? J'ai bien aimé cette interrogation que la plupart de mes lecteurs ont soulevée. Ce doute sur l'authenticité du récit ou sa fiction. J'ai senti que j'ai réussi à leur faire croire que c'est une histoire authentique alors que j'ai tout imaginé. Je fais partie des gens qui pensent que la réalité peut être plus insolite que la fiction. C'est ce qui a motivé mon choix de présenter le roman comme s'il était des aveux d'un personnage réel qui a vécu cette existence singulière, que je ne souhaite, en toute sincérité, à personne. Je dois avouer que j'ai senti un peu de douleur en écrivant ce roman. Je voulais, par moments, tuer ce héros avant qu'il ne perde son âme à tout jamais. Mais, c'est peut-être avec une pointe de sadisme que j'ai terminé par son suicide dans les derniers instants. Il est indéniable qu'une fin comme celle de Réda Chaouech est très douloureuse. Je sais aussi qu'il ne trouvera pas qui le plaindra ou qui le regrettera, et même si j'avais voulu l'épargner, une personne comme lui devait mourir. C'est sa destinée inéluctable. La fin du roman est un bain de sang tragique et où finissent par se maintenir les mêmes forces. C'est votre manière de prédire le statu quo pour longtemps ? C'est une fin pessimiste, certes, je ne prétends pas le contraire, mais en même temps c'est une fin ouverte. Certains mourront et d'autres resteront en vie. Mais le combat se poursuivra dans l'esprit des lecteurs. Je peux affirmer que je ne suis pas partisan des fins heureuses et du triomphe du bien sur les forces du mal. La vie est autre. Elle nous a même inculqué le contraire. Le rôle du roman, si l'on doit lui en trouver un, est de ne pas transfigurer la réalité. Ce qui ne signifie nullement que le roman est porteur d'une mission. Notre vécu peu reluisant, nos désillusions et nos échecs successifs tuent les germes de l'espoir... mais je reste cependant convaincu que notre force du rêve consolidera notre résistance. C'est peut-être aussi l'optimisme de la volonté sur le pessimisme de la raison comme le disait il y a si longtemps, cet intellectuel italien Antonio Gramsci.