Bachir Mefti est un écrivain, je dirais, de la troisième génération, la première étant celle qui a écrit pendant la colonisation française de l'Algérie, la seconde celle de la post-indépendance jusqu'aux années 1980. Bachir Mefti, à l'instar de Leïla Marouane, appartient à cette troisième génération, celle du début du multipartisme et de l'aube du troisième millénaire. J'ai rencontré Bachir Mefti à Oran, en avril dernier, lors du colloque international sur Rachid Boudjedra. Les paroles qu'il a prononcées ont été celles d'un romancier timide, quoique convaincant sur son statut de romancier en devenir. Plutôt taciturne, il a, certes, montré beaucoup d'humour lors des promenades en soirée avec d'autres universitaires de Médéa, d'Alger et de Azzaba (Skikda), décompressant, après des journées d'études intenses, le long de ce magnifique boulevard du front de mer de la ville d'Oran. Si je parle d'Oran, ce n'est pas par hasard, car son roman L'archipel des mouches se déroule en partie justement dans cette ville, au pied de Santa Cruz, décrite ainsi : « Oran m'a paru effrayante et féroce. Plus d'une fois, j'ai eu cette impression en me promenant dans ses rues qui s'entrecroisent. Cependant, je l'ai trouvée belle. Sa beauté semblait porter en elle un appel au plaisir, une incitation à mordre à pleines dents et à se fondre dans son atmosphère propice aux extrêmes et aux rêves les plus fous ... » Dans L'archipel des mouches, la création artistique ainsi que des réflexions sur l'écriture sont présentes, une mise en abyme dans un texte torturé. Ecrit en arabe et admirablement traduit en français par Warda Hammouche, ce roman ne laisse pas indifférent le lecteur qui arrive au bout d'une collection de trois mémoires. En effet, « le monologue », « les cauchemars » et « Mohamed El Barrani » forment un tout qui se complète car chaque partie explique l'autre. La deuxième et la troisième partie apportent une profondeur à la première partie, profondeur qu'elle n'aurait pas autrement. Il est vrai qu'au début, on peut se poser la question sur la finalité du récit en cours. L'intrigue est d'une simplicité déconcertante, car elle raconte la rencontre de S. et de Nadia dans une librairie de Bab El Oued. Ces deux personnages jouent au chat et à la souris suite à une attirance réciproque. Coup de foudre à Bab El Oued, dans un milieu où il est difficile d'exprimer ouvertement ses sentiments, de les dévoiler à l'autre, qui, de toute évidence, les devine. Cette étrange relation passe par diverses étapes, des mots en apparence anodins aux regards qui en disent long, aux rencontres multipliées. Le lecteur se pose effectivement la question : est-ce une histoire d'amour à l'eau de rose comme on peut en lire dans les éditions Harlequin, est-ce que l'histoire va évoluer ? Vers la fin de cette première partie, l'intrigue prend forme et on ne peut plus s'arrêter, on veut savoir qui est cette Nadia énigmatique, cette femme hors normes, échappant en apparence à toute identification sociale et psychanalytique. Bachir Mefti forge alors au fil des pages un personnage plutôt intrigant, mystérieux et joueur. A partir de cette librairie presque aseptisée, une librairie de retraite, le lecteur est entraîné dans un milieu plutôt glauque lorsque le narrateur amant va à la recherche de Nadia à Oran, pour la retrouver et vivre une de ces nuits d'amour où la découverte du corps et de l'un et de l'autre se fait poésie. Et Nadia disparaît de nouveau au petit matin : « le chemin... le chemin... Mais il n'y pas de chemin qui mène à Nadia. Il faut prendre des risques, chercher et savourer les instants qu'elle pourra t'offrir de temps à autre en te disant quel immense bonheur tu vis là. Et quand tu te réveilleras et qu'elle ne sera plus là, tu n'auras qu'à espérer qu'elle revienne un jour... qu'elle revienne une nuit habiter tes rêves. » Le récit de Bachir Mefti est un mélange de pensées et d'action, de réflexions et de scènes de vie, un récit qui s'accélère dans un style qui démontre la présence d'un conteur qui sait attiser la curiosité. Dans le même temps, les personnages prennent une épaisseur suggestive et deviennent de vraies personnes. Ce qui m'a frappé dans ce texte littéraire, c'est le réalisme de certaines scènes qui montrent des lieux que l'on sait, mais que l'on tait, comme les bars de la ville d'Alger ou de la ville d'Oran, des lieux où le défoulement des frustrations sociales et politiques s'exprime de façon parfois crue, parfois avec poésie, dans tous les cas sans concession, comme cette réflexion à propos de l'Algérie : « Ce pays est comme une chatte qui dévore ses petits. » Des critiques d'un système injuste apparaissent à des moments-clés comme lorsque dans le bar Dicky, El Barrani exprime son sentiment sur les rapports entre le peuple et les dirigeants : « Nous, les insectes, on doit être écrasés pour que vivent les maîtres ! » la mort, l'amour, la politique se mêlent dans ce roman étrange, écrit avec une audace mêlée toutefois de pudeur, mais qui révèle cependant que cette Nadia est peut-être cette Algérie insaisissable, convoitée par le peuple, prisonnière d'un clan tout comme le personnage de Nadia dont le père possède des sommes faramineuses qu'il distribue à « ses associés qui gèrent le pays ». Mais cette Nadia, cette Algérie, est du côté du faible, du côté de S. qui l'aime pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle a. dans une scène, elle apparaît dans un des bars de la ville à S. qui noie son chagrin. Il se remémore cette apparition : « Il m'a semblé apercevoir ce visage devenu fantôme à cause de l'absence. Il m'a semblé que Nadia était là... Oui, elle était bien là, debout et me contemplait en disant : 'Ne crains rien, tu t'en sortiras.'' » Une note d'espoir dans ce roman à la fois sombre et plein de vie, malgré la mort qui rôde continuellement sur cette terre de sang. Bachir Mefti, L'archipel des mouches Paris, Alger : éditions de L'Aube/Barzach, 2003