De notre envoyé spécial à Tlemcen Fodhil Belloul L'artiste peut-il être un visionnaire ? Que l'on se rassure, ce n'est pas un sujet de dissertation philosophique ou un sondage pour les lecteurs. Mais une question à laquelle nous a confrontés le metteur en scène Salah Ben Youcef Fellah.Lundi dernier à Tlemcen, la salle Abdelkrim Dali du palais de la culture de la ville a accueilli la représentation de la pièce «Rissala ila oummi » (Une lettre à ma mère). Cinq jeunes tunisiens venus des quatre coins du pays se regroupent dans un café pour palabrer. Sur une scène dépouillée d'artifices, avec quelques chaises et un rideau, ces trentenaires parlent avec énergie et humour. Ils décident en premier lieu de fonder une famille, puis ensuite une sorte de groupe de dissidence. Mais de quoi parlent-ils ? Dans un arabe tunisien parfois difficile à saisir, ils témoignent tour à tour ou en même temps de leurs vies. Des contrées qu'ils ont laissées derrière eux, et de la misère qui y règne. On l'aura compris, il s'agit d'un théâtre de la parole, de l'expressivité, du corps en déplacement permanent sur scène. Les discours s'enchaînent, les répliques fusent, et c'est un véritable défi pour le spectateur que de suivre le rythme. Mais à bien prêter l'attention, nous finissons par comprendre un peu de leur réalité. Ils vivent au milieu d'un peuple qui peine à se révolter, ils sont partagés entre la grève permanente, la vie clandestine ou l'exil. L'une rêve d'un prince charmant, version moderne, avec grande maison, grande voiture et surtout résidence secondaire à l'étranger. Un autre, composant un poème sur le «pain», s'interroge sur la valeur du travail, puisque le salaire ne nourrit plus. On lui rétorque que le défi à venir serait peut-être de ne plus travailler. Et pourquoi pas d'«importer» des extra-terrestres pour débarrasser l'humanité du travail ? Lui répond une autre. Il y a quelque chose de Beckett dans cette pièce. Et c'est tout à l'honneur de ces artistes. Et s'ils parlent tant, parfois jusqu'à l'absurde, c'est qu'il y a urgence à changer les choses. Mais comment ? Sortir pour affronter la dictature est encore impossible. Le bruit des balles retentit à chaque fois qu'il en est question. Reste à se mettre à genoux, et à chanter une complainte d'esclave. Révolte pacifique donc ? Nous en sommes à ce moment au point névralgique de la pièce. La question de la patrie est aussi au centre des débats. Que signifie ce mot ? Et s'il n'y avait plus de frontières, serions-nous «aussi libre qu'un oiseau» ? Pour sûr, mais cet oiseau passerait sa vie à pleurer une patrie qu'il n'a plus, vu qu'il n'y en a plus ! Trop de sujets sont évoqués en même temps, au point d'embrouiller le spectateur, qui n'en finit plus de «décoder» les métaphores innombrables. Une voix off lit la fameuse lettre à la mère, et les acteurs défilent sur scène en musique, ils ont fui leur pays, parce que trop en avance sur leur société. Reste qu'un sentiment de bouillonnement nous saisi, et que nous pressentons l'inexorable. La révolte est annoncée, et Salah Ben Youcef Fellah ne s'est pas trompé. Ecrite avant les événements qui ont bouleversé son pays, cette pièce a été présentée après le 14 janvier. Eh oui, un artiste peut être un visionnaire, Rissala ila oummi en est l'exemple le plus frappant. Chapeau bas.