«Enfant, fin des années trente et début des quarante du siècle dernier, je me disais que les colons avaient des droits légitimes sur nous autres indigènes. Je croyais vraiment que leurs belles possessions étaient le fruit de leurs labeurs accumulés», disait franchement Hocine Chabi, un ancien combattant de la glorieuse Révolution du 1er Novembre 1954, en guise de préambule au témoignage qu'il a consenti à nous livrer. Aîné d'une famille nombreuse et extrêmement pauvre, il n'avait jamais mis les pieds à l'école, ni coranique ni française. Il a vu le jour un 19 janvier 1932 à Aït Attik, un village montagneux de la commune de Darguina (Béjaïa) dans le département de Sétif. Misères coloniales Vivant dans le dénuement absolu, le père et la mère éprouvaient, alors, toutes les peines du monde à offrir la subsistance quotidienne à une nichée d'enfants rachitiques (5 garçons et 3 filles). «On était logés, avec une vache et cinq chèvres, dans une seule pièce de chaume. Mon père vivait de petits boulots par-ci et par-là, souvent sous-payés, et s'entêtait à tirer quelques maigres récoltes vivrières à de petits bouts de terre maigres et schisteux», se rappelle-t-il, en soulignant que la mère, bonne potière et tisseuse habile, contribuait aussi au minimaliste budget familial. Adolescent, 16 à 17 ans, notre bonhomme quitte ce cocon étouffant et part travailler, en intermittent, dans les fermes coloniales de l'Algérois. El Harrach, Aïn Taya, Staouéli, Aïn Banian, Boufarik, Khemis Miliana, Al Affroun, le jeune montagnard trime, en temporaire ou en saisonnier, pour survivre. «Selon la difficulté de la tâche, on nous payait misérablement de 1,5 à 2,5 anciens francs à l'heure. En cas de longue période de chômage, des ouvriers agricoles solidaires nous partagent leurs repas frugaux. De 1949 à 1955, j'ai vagabondé ainsi de domaine en domaine sans envoyer aucun sou à mes parents. Je me suis seulement soustrait à leur charge et ils étaient contents de cette bouche en moins à nourrir», précise-t-il. Mis, entretemps, en contact avec le discours nationaliste, notre interlocuteur, qu'on surnomme amicalement Le Pilote, commence à réaliser que le triste sort, qui lui est personnellement réservé, est le résultat d'une politique programmée par les autorités d'occupation. Au premier coup de feu de Novembre 1954, on parlait dans les milieux agricoles de bandes organisées et de coupeurs de grands chemins. «On y a cru, quand même, un moment !».
Le discours libérateur Fin de l'été 1955, de retour au bled pour un bref congé, Ammi L'Hocine croise pour la première fois des cadres de l'ALN en mission de structuration des populations. «D'emblée, leur discours a plu à tous les hommes du douar, réunis de nuit. En raison de leur expérience acquise, on décide d'enrôler, en qualité de Moussebiline, tous les hommes qui avaient déjà effectué leur service militaire au sein de l'armée française. Ayant fait tout mon service au 19e bataillon du génie-militaire, plus 6 mois en guise de pénalité pour insoumission, je fus, donc, retenu avec six autres. Ma mission de Moussebel consiste à collecter des renseignements sur les mouvements ennemis, à faire le ravitaillement du maquis en vivres et vêtements, à planquer les djounoud de passage ou à servir d'éclaireur», explique-t-il, en soulignant qu'il fréquentait, alors, beaucoup les bars, les maisons de jeux et les marchés, à l'affût de la moindre information. Juin 1956, à l'âge de 24 ans, en raison de la précarité de sa situation sociale, il pose à ses supérieurs deux postulats : l'intégrer aux forces combattantes de l'ALN ou le libérer pour partir travailler en France. C'est la première proposition qui sera retenue, mais avant de mettre l'uniforme, la règle veut que la nouvelle recrue soit chargée d'une opération délicate pour tester sa loyauté. Doté d'un 7.65, une arme de poing, il a un délai de 8 jours pour abattre un garde-champêtre qui refusait de payer ses cotisations. Ce cas arrangé avec l'intersession de la famille de l'effronté, on lui désigne, trois jours plus tard, un colon répondant au nom de Georges Thalandier. «Au fonds de moi-même, je ne veux pas tuer un civil, malgré ses travers. Je trouvais çà contraire à la morale. Je l'attends devant sa porte à la tombée du soir et je lui tire une balle dans le bras à bout-portant. L'alerte est donnée. Ma famille est vite appréhendée. La cavale commence.»
L'enrôlement Dans un premier temps, «Le Pilote» sert dans le secteur d'Oued Marsa (chaîne des Babors), à la lisière entre les wilayas II et III, dans un groupe comptant 8 djounoud, 2 caporaux et un sergent. Embuscades, accrochages et opérations «tractage» libèrent, peu à peu, les populations de la peur. Début août, toutes les forces présentes dans la zone sont mobilisées pour sécuriser -à leur insu, bien sûr- le Congrès de la Soummam à Ifri-Ouzellaguen. «Notre groupe a été positionné à Barbacha. On ne savait rien de ce qui se passait, mais les ordres étaient très stricts. La vigilance doit être extrême. On a tiré 15 jours dans la montagne, yeux bien ouverts et oreilles attentives, pour apprendre, bien plus tard, qu'on veillait, en fait, sur les congressistes. Le secret était trop bien gardé», se rappelle-t-il. Fin août 1956, mutation dans la région de Bouandès dans le nord constantinois. Il découvrira la bravoure des montagnards, profondément engagés, d'Aït Noual, Aït Khellad, Boughidène et M'Zada qui soutenaient, corps et âme la Révolution, et prenaient beaucoup de risques pour couvrir ses arrières. «D'autres patelins, comme Ighil Izeggouaghène ou Tizi N'Braham (village natal de l'uléma Bachir Ibrahimi, ndlr), surveillés en permanence et fortement infiltrés par les forces ennemies, étaient plutôt risqués», se souvient-il. 27 mai 1957, en compagnie de 180 autres djounoud, il fait partie du «voyage» pour la Tunisie pour mission de ravitaillement en armes. Légèrement équipé (un fusil par groupe de 5 personnes pour pouvoir en rapporter le maximum au retour), le convoi subit «un violent accrochage à Héliopolis dans la région de Guelma. Bilan : 24 martyrs, laissés sur place, et 9 blessés à porter à destination. On a mis, en tout, 37 jours pour atteindre la base de Ghardimaou. Bref séjour. On y laisse nos blessés à l'infirmerie et on récupère d'anciens malades remis sur pied. Nous étions 160 au retour. Chaque homme doit porter 2 fusils-mitrailleurs allemands de type Brün, 4 grenades et une baïonnette. On avait aussi 18 mulets chargés de mines et de munitions. Arrivée à Constantine au bout de 19 jours de route», raconte El Hadji L'Hocine. Fin Octobre 1957, affectation dans la zone III (Azazga-Maâthkas) de la wiaya III. C'est dans le Djurdjura qu'il allait effectuer tout le reste de son service jusqu'au 2 février 1959. Grièvement blessé dans une rude bataille à Aït Mesbah (Beni Douala), Ammi L'Hocine est arrêté par les parachutistes. Hôpital, enquête et transfert à la prison Barberousse d'Alger, pour répondre de l'affaire Thalandier, où il est enfermé jusqu'au 18 mars 1959.
Barberousse, puis la liberté Poursuivi pour arrestation et séquestration de personnes (enlèvement antérieur d'un père blanc suspect et d'un colon espagnol), association de malfaiteurs et détention d'armes de guerre, «je fus condamné par le tribunal permanent des forces armées de Tizi Ouzou à 20 ans de réclusion criminelle. Réactivant en parallèle l'affaire de la «tentative de meurtre» sur la personne du colon Georges Thalandier où je fus condamné, par contumace, à mort par le tribunal militaire de Constantine, on me rajoute, au tribunal militaire d'Alger, la perpétuité aux travaux forcés», tient-il à préciser, en exhibant son casier judicaire d'alors. Transféré au mois de mai 1960 à la prison de Tizi Ouzou, il y resta jusqu'à l'indépendance. Après les Accords d'Evian, il sera libéré, le 30 avril 1962, du camp du Maréchal (Tadmaït), en compagnie de 130 autres codétenus. «Je n'avais aucun sou en poche. L'organisation m'avait payé le taxi jusqu'à Bougie. Et puis, j'ai fait de l'auto-stop pour rejoindre mon village, 40 kilomètres plus loin. Muté ensuite à Jijel (wilaya II) où j'ai demandé et obtenu ma démobilisation de l'ALN, le 26 mai 1962 avec le grade de sergent-chef», sourit-il comme pour dire que les échelons étaient, alors, très difficiles à gravir. Il fonde un foyer et se consacre depuis à sa famille (3 filles et 2 garçons). Coordinateur permanent de l'ONM à Darguina, de 1962 à 1972, pour un salaire mensuel de 270 dinars. «Je n'étais même pas déclaré à la Casorec», ajoute-t-il en riant. De 1972 à 1987, il exerce en qualité de garde-champêtre dans la même commune pour une mensualité de 370 dinars. Il n'obtiendra sa rente d'invalidité d'ancien maquisard qu'en 1974. «Beaucoup de jeunes, souvent mal informés, pensent que les moudjahidine se sont enrichis. C'est faux. On s'est battu pour la liberté et la dignité. A regarder le pays aujourd'hui, on se dit qu'on aurait pu faire mieux et éviter beaucoup de souffrances aux gens. Mais l'essentiel est là. Nous sommes les seuls maîtres de notre pays», tient-il à conclure.