Rue D'Isly, Rue Larbi-Ben Mhidi. Place Bugeaud, Place Emir-Abdelkader. Galeries-de-France, Galeries Algériennes. Ici, dans cette artère urbaine, naguère veine culturelle d'Alger, l'Histoire se télescope. Avec l'outrage du temps qui passe, la pression démographique, la dictature de l'automobile et la main de l'Algérien qui dégrade, le vaisseau convivial qu'elle fut, est désormais un souvenir. Rue Ben Mhidi, le cheval sur lequel trône, en sa place, l'Emir Abdelkader, est triste. Comme des milliers d'Algérois qui y ont connu la fête, le plaisir de la citronnade, la jouissance du gourmet, la joie du cinéphile et le bonheur du bouquineur. Aujourd'hui, de bout en bout, sur un peu plus d'un kilomètre de bitume et de trottoirs défoncés, la malbouffe algérienne et la contrefaçon chinoise ont pignon sur rue. Dans l'ex-rue d'Isly, c'est tous les jours grouillement, embouteillages et tintamarre. Ici, tout n'est plus luxe, calme et volupté. Mais qu'elle fut belle la rue ! Au départ, en 1844, une vaste trouée. Avec quelques constructions, de l'actuelle Grande Poste jusqu'au début des rues Patrice Lumumba et la rue Ali Boumendjel, jadis Dumont d'Urville et Henri Martin. D'abord, on y érigea, à l'endroit même où sera inaugurée la Grande Poste en 1930, une statue pour le buste du bien-nommé docteur François Clément-Maillot, dont l'hôpital de Bab El Oued porte toujours son nom. Puis, la colonisation avançant, on y plantera une statue pour le maréchal Thomas Robert Bugeaud, Duc d'Isly et surtout adversaire implacable de l'Emir Abdelkader. Ancien des guerres napoléoniennes, il avait défait le sultan du Maroc, allié initial de l'Emir algérien, après la mémorable bataille d'Isly. Oued qui donnera son titre de gloire au maréchal et son premier nom à la rue éponyme. Plus tard, l'Emir et son cheval, qu'on lui a changé une fois, remplaceront l'ennemi. Et toujours l'Histoire qui offrira à la rue un autre joyau d'architecture néo-mauresque. Au numéro 23 où sera érigé le bâtiment des Galeries de France qui deviendront algériennes, avant d'abriter le MAMA, l'assez récent musée d'art moderne. Rue d'Isly, ce n'est pas seulement la confrontation entre Algériens et Français. C'est aussi le théâtre d'une tragédie franco-française. Le 26 mars 1962, l'armée française mitraille des Français qui manifestaient pour le maintien de l'Algérie dans la France. 46 morts. Plus tard, avec le nom du grand héros de la Révolution algérienne qu'elle porte toujours, elle sera presque deux décennies durant, une corne d'abondance culturelle. La Mecque algérienne du chic et du bon goût. Dans des ruelles adjacentes, des restaurants aux noms roboratifs comme le Baçour et l'Alhambra haut perché sur le toit du Bon Marché, de nos jours tristement désaffecté. Et, pour des marivaudages culinaires et bachiques, le Marivaux surplombant un cinéma de même nom, qui n'existe plus également. Sans oublier, heureusement, le Normand, toujours ouvert et invitation permanente à y être pour une assiette de bonheur gastronomique. Rue d'Isly-Larbi Ben Mhidi, c'était aussi six librairies, dont une grande Maison des Livres et une autre plus vaste, au doux nom de Croix du Sud, sur laquelle on a mis une croix définitive. Rue d'Isly, c'était surtout le cinoche en fête où les cinéphiles étaient souvent à la fête. Ah, ces noms de voyages oniriques : le Casino pour le cinéma et la musique, l'Olympia, le Marivaux, le Club, le Monaco, le Régent, le Paris juste en face du Normand. Et, caméras sur le gâteau cinématographique, les deux salles jumelles, le Midi-Minuit et le Lux où on y allait sans que cela soit un luxe. Plus tard, ces cinés auront des noms locaux qui, au fil du temps, ne faisaient plus rêver. Avant leur mort programmée. C'était avant d'abriter en ces temps médiocres le contrefait chinois et la chawarma qui, elle, a mangé les cinémas et les librairies. Rue d'Isly, le cheval de l'Emir est fatigué. N. K.