Nous arrivons enfin au monument de la rue : voici la statue de l'Emir Abdelkader, le grand poète, l'érudit, le penseur, « l'homme universel du XIXe siècle » (1), le fondateur du premier Etat algérien moderne et le résistant qui a combattu pour la liberté pendant 15 ans. Il fonce sur son cheval brandissant son épée. Tout autour de lui, les gosses, qui jouent au football, ne cessent de dégrader fleurs et ornements sous le regard absent des passants. Au sud de la placette, juste derrière « le cheval », s'élèvent les bâtiments historiques de la première Assemblée constitutive de l'Algérie indépendante. Que de débats houleux ont secoué cet hémicycle aujourd'hui muet. La plupart de ceux qui ont enjambé le seuil de sa porte sont décédés. Parmi eux, beaucoup ont cru voir naître un Etat algérien souverain, libre et démocratique. Hélas, les vents du despotisme étaient plus forts et avaient anéanti en juin 1965 tout espoir. Plus bas et en face du monument de l'Emir Abdelkader, se trouve la Librairie du Tiers-Monde qui étale ses livres très variés. Quel rayon choisir ? Celui du « livre arabe » ? Celui du « livre français » ? On a l'embarras du choix avec cet océan de bouquins. Qu'importe, il y a de tout à volonté. En quittant la placette pour entrer dans l'autre tronçon de la rue Ben M'hidi, nous jetons un regard mélancolique sur le café Novelty, autrefois véritable café littéraire où se sont attablés des sommités comme Albert Camus, Emmanuel Roblès, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mohamed Harbi, Jacques Vergès, Mohamed Boudia, Mémo... et aujourd'hui « simple café » triste et banal. Nous n'avons pas fait 500 m, et cependant que de tableaux la rue n'a-t-elle pas étalés ! A lui seul, son relief est une symphonie d'impressions. En effet, le relief de la rue Ben M'hidi, des rues, ruelles et passages latéraux, suggère bien des thèmes à notre réflexion. Le passage des Grandes Galeries, par exemple, qui propage jusque dans la grande artère la lueur incertaine des lampes éclairant l'entrée du bâtiment. Par sa simplicité recherchée, il semble donner à la rue une leçon de savoir-vivre : modestie, respect, dignité. Mais nous voilà trop absorbés, faute impardonnable pour un flâneur qui se respecte. Entre-temps, une étrange émotion gagne la cime des arbres décolorés et estompés à mesure que l'après-midi avance. Pour nous, c'est le moment de filer à l'anglaise. 1)En 1883, année de la mort de l'Emir Abdelkader, une agence de presse anglaise avait lancé un sondage mondial : « Qui est l'homme du XIXe siècle ? » L'Emir Abdelkader a été proclamé universellement « L'homme du XIXe siècle. »