Durant une période appelée euphémiquement l'«après-guerre» -de 1945 à aujourd'hui- les Etats-Unis ont directement ou indirectement attaqué plus de 40 pays. Alors que les principes de la politique étrangère des Etats-Unis prétendent «propager la démocratie», l'interventionnisme étasunien, par des moyens militaires et des opérations clandestines, a donné lieu à la déstabilisation totale et la partition de pays souverains. Détruire des pays fait partie d'un projet impérial des Etats-Unis, un processus de domination mondiale. De plus, selon des sources officielles, les Etats-Unis ont en tout 737 bases militaires à l'étranger (données de 2005).
Le concept d'«Etat en déroute» Dans son rapport Global Trends (Tendances mondiales, décembre 2012), le National intelligence council (NIC), situé à Washington, «prédit» que 15 pays en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient deviendront des «Etats en déroute» d'ici 2030 en raison de leurs «conflits potentiels et leurs ennuis environnementaux». La liste des pays dans le rapport de 2012 du NIC comprend l'Afghanistan, le Pakistan, le Bangladesh, le Tchad, le Niger, le Nigeria, le Mali, le Kenya, le Burundi, l'Ethiopie, le Rwanda, la Somalie, la République démocratique du Congo, le Malawi, Haïti et le Yémen. Dans le rapport de 2005, publié au début du second terme de Bush, le NIC avait prévu que le Pakistan deviendrait un «Etat en déroute» d'ici 2015 «car il sera affecté par la guerre civile, la talibanisation totale et la lutte pour le contrôle de ses armes nucléaires». Le Pakistan a été comparé à la Yougoslavie, découpée en sept Etats par procuration après une décennie de «guerres civiles» parrainées par les Etats-Unis et l'OTAN. Le NIC prévoyait pour le Pakistan «un destin à la yougoslave […], un pays déchiré par la guerre civile, des bains de sang et des rivalités interprovinciales». (Energy Compass, 2 mars 2005.) Bien qu'il affirme que les Etats en déroute «servent de refuge aux extrémistes politiques et religieux» (p. 143), le rapport ne reconnaît pas que depuis les années 1970, les Etats-Unis et leurs alliés ont secrètement soutenu des organisations religieuses extrémistes afin de déstabiliser des Etats-nations laïques et souverains. Et le Pakistan et l'Afghanistan étaient des Etats laïcs dans les années 1970.Un «statut d'Etat en déroute» à la yougoslave ou à la somalienne n'est pas le résultat de divisions sociales internes, mais un objectif stratégique mis en œuvre par des opérations clandestines et des actions militaires. Fund for peace, dont le siège est à Washington et le mandat consiste à promouvoir «une sécurité durable par la recherche», publie (annuellement) un Index des Etats en déroute basé sur une évaluation des risques. Trente-trois pays (compris dans les catégories Alerte [rouge] et Avertissement [orange]) sont identifiés comme étant des «Etats en déroute». Selon Fund for peace, les Etats en déroute sont également des «cibles pour les terroristes liés à Al-Qaïda». Le classement annuel des pays par Fund for peace et Foreign policy indiquant les symptômes des Etats en déroute/fragiles est publié au moment où le monde s'inquiète de plus en plus du sanctuaire étatique au nord du Mali où s'établissent des extrémistes liés à Al-Qaïda pour l'expansion du djihad. Inutile de dire que l'histoire d'Al-Qaïda comme élément du renseignement étasunien, son rôle dans la division des factions et l'instabilité au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Afrique subsaharienne n'est pas mentionnée. Les activités des unités djihadistes d'Al-Qaïda dans la plupart de ces pays relèvent d'un programme clandestin diabolique du renseignement.
Les Etats «faibles» et «en déroute» : une menace pour les Etats-Unis Selon une logique tordue du Congrès étasunien, les «Etats en déroute plus faibles» constituent une menace pour la sécurité des Etats-Unis : «Plusieurs menaces [émanent] d'Etats décrits soit comme étant faibles, fragiles, vulnérables, défaillants, précaires, en déroute, en crise ou déstructurés». Lorsque la Guerre froide a pris fin au début des années 1990, les analystes ont pris conscience de l'émergence d'un environnement de sécurité internationale dans lequel les Etats faibles et défaillants devenaient des véhicules pour le crime organisé international, des voies pour la prolifération nucléaire et des points chauds pour les conflits civils et les urgences humanitaires. Les menaces potentielles à la sécurité nationale des Etats-Unis que posent les Etats faibles et défaillants est devenue davantage évidente avec les attentats du 11-Septembre 2001 contre les Etats-Unis commis par Al-Qaïda, organisés par Oussama ben Laden à partir du refuge offert par l'Afghanistan. Les événements du 11-Septembre 2001 ont poussé le président George W. Bush à déclarer dans la Stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis de 2002 que les «Etats faibles comme l'Afghanistan peuvent poser un danger aussi grand pour nos intérêts nationaux que les Etats forts». (Weak and Failing States : Evolving Security, Threats and U.S. Policy, Rapport du CRS pour le Congrès des Etats-Unis, Washington, 2008.) Dans ce rapport du CRS du Congrès, on ne mentionne toutefois pas que «les points chauds du crime organisé et les conflits civils» sont le résultat d'opérations clandestines du renseignement étasunien. Fait amplement documenté, l'économie afghane de la drogue, générant plus de 90% des réserves mondiales d'héroïne, est liée à une opération de blanchiment d'argent de plusieurs milliards de dollars impliquant de grandes institutions financières. Le commerce de la drogue en provenance de l'Afghanistan est protégé par le CIA et des forces d'occupation des Etats-Unis et de l'OTAN.
La Syrie qualifiée d'«Etat en déroute» Les atrocités commises contre la population syrienne par l'Armée syrienne libre (ASL), appuyée par les Etats-Unis et l'OTAN, créent les conditions favorisant une guerre confessionnelle. L'extrémisme confessionnel favorise le démantèlement de l'Etat-nation qu'est la Syrie ainsi que la fin du gouvernement central à Damas. Le but de la politique étrangère de Washington est de transformer la Syrie en ce que le NIC appelle un «Etat en déroute». Le changement de régime implique le maintien d'un gouvernement central. Alors que la crise syrienne se développe, l'objectif ultime n'est plus le «changement de régime», mais la destruction et la partition de la Syrie en tant qu'Etat-nation. La stratégie des Etats, de l'OTAN et d'Israël consiste à diviser le pays en trois Etats faibles. De récents reportages indiquent que si Bachar Al-Assad «refuse de démissionner», la Syrie «deviendra un Etat en déroute comme la Somalie». L'un des possibles «scénarios de démantèlement» rapporté par la presse israélienne est la formation d'Etats, séparés et «indépendants», sunnite, alaouite-chiite, kurde et druze. Selon le major-général Yair Golan des Forces de défense d'Israël (FDI), «la Syrie est dans une guerre civile qui fera d'elle un Etat en déroute où se propagera le terrorisme» et les FDI analysent actuellement «comment la Syrie se démantèlerait». (Reuters, 31 mai 2012.) En novembre, l'ambassadeur de la paix des Nations Unies, Lakhdar Brahimi, a laissé entendre que la Syrie deviendrait «une nouvelle Somalie […] mettant en garde contre un scénario où les seigneurs de guerre et les milices remplissent un vide laissé par l'effondrement de l'Etat». (Reuters, 22 novembre 2012.) «Ce que je crains est pire […], que l'Etat s'effondre et que la Syrie se transforme en Somalie.» «Je crois que si l'on ne s'occupe pas de cette question correctement, la partition ne sera pas le problème mais plutôt la «Somalisation» : l'effondrement de l'Etat et l'émergence de seigneurs de guerre, de milices et de groupes de combattants.» (Ibid.) Ce que l'envoyé de l'ONU a omis de mentionner est que le démantèlement de la Somalie était délibéré. Il faisait partie d'un projet militaire et du renseignement des Etats-Unis, désormais appliqué à plusieurs pays ciblés du Moyen-Orient, de l'Afrique et de l'Asie qualifiés d'«Etats en déroute». Voici la question principale : qui déroute les Etats en déroute ? Qui les «anéantit» ? Le démantèlement planifié de la Syrie en tant qu'Etat souverain relève d'un plan régional intégré d'ordre militaire et des services de renseignement comprenant le Liban, l'Iran et le Pakistan. Selon les «prédictions» du NIC, le démantèlement du Pakistan devrait se produire au cours des trois prochaines années. M. C. *Michel Chossudovsky est directeur du Centre de recherche sur la mondialisation et professeur émérite de sciences économiques à l'Université d'Ottawa. Il est l'auteur de Guerre et mondialisation, la Vérité derrière le 11 septembre et De la Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial (best-seller international publié en plus de 20 langues). Article original : «Wiping countries off the map» : Who's failing the «failed states», publié le 29 décembre 2012. Traduction Julie Lévesque pour mondialisation.ca