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Entre fétichisme et désespérance (5 et fin)
Salon du livre
Publié dans La Tribune le 04 - 12 - 2008

Résumons : des facteurs puissants, sociologiques, historiques et politiques avaient occulté la lecture comme pratique sociale de la problématique dominante tout en réduisant le livre à une question de contenu idéologique. Occulter le rapport social au profit du «message» est la marque la plus nette du fétichisme. Ce faisant, ce rapport dominant à la question du livre, au lieu de liquider les facteurs liés au colonialisme, les «fixait» au contraire, leur donnait une seconde vie, leur offrait une prolongation. Le présent est une forme développée du passé. Les références à la grande civilisation de nos ancêtres que nous avions opposés au colon allaient se retourner contre nous. Nous n'étions pas nos ancêtres et toute la guerre pour affirmer une Nation algérienne nous séparait radicalement de leurs visions de l'Etat, des territoires et des frontières. Et ils auraient été bien étonnés de nous voir affirmer une identité nationale délimitée par des frontières qu'ils n'auraient certainement pas admises. D'emblée, une fois conquise l'indépendance, l'identité algérienne s'est retrouvée confrontée à des exigences terribles de légitimation historique. Nous étions quoi ? Une nation arabe, berbère, islamique ? Les débats qui étaient en cours pendant la formation du mouvement national et que la guerre de libération avait renvoyés à plus tard revenaient de façon subreptice, puis de façon violente. Est apparue alors toute la faiblesse théorique et idéologique de la réponse qui s'est construite dans les sphères officielles, lesquelles, face aux difficultés de l'identification de notre identité –si j'ose dire- avaient emprunté une voie d'évitement en vue d'une spécificité algérienne qui fonderait la légitimité de notre nation par le postulat de l'existence d'une personnalité algérienne. Ce postulat a engendré deux grands mots d'ordre qui ont ponctué les luttes sourdes de la période post-coloniale immédiate entre socialistes ou progressistes et tenants d'un statu quo social : celui du retour aux sources, ce qui laisse une impression de «souillure coloniale», de dépersonnalisation, d'atteinte à une «nature» d'origine. Le deuxième mot d'ordre culturel appelait à une «restauration» de la personnalité algérienne sous le credo de l'authenticité.
Quand des hommes parlent ainsi, ils postulent à une nature éternelle de l'Algérien, à une essence positive hors du temps, hors des rapports sociaux, hors de l'historicité. C'est exactement ce que disait le colon : l'Algérien est plombé par une nature, une essence imperméables au temps et à l'histoire. Il le disait pour tous les dominés. Il le disait dans une visée négative. Lui répondre par la sublimation d'une nature algérienne, d'une personnalité algérienne tout aussi insensible au temps, c'est lui répondre sur le même registre, c'est accepter sa façon de nous voir, c'est légitimer sa problématique. Le colon habitait nos têtes, déterminait nos façons de voir et c'est tout «naturellement» que nous avons reconduit sa «façon de nous voir» en reconduisant son organisation, ses concepts, ses démarches. En restant fixés dans le moment colonial, dans le traumatisme de l'empoignade, nous fermions toute perspective de recherche autonome de notre être jusqu'à produire cette alternative infernale de savoir si nous devions, selon la formule de T. A. El Ibrahimi, «être de notre temps ou de notre peuple», comme si notre peuple n'avait pas vécu dans un temps qui était celui de ses découvertes, de ses inventions, des créations, de la mort et de la naissance de ses Etats. Comme si notre peuple sous Syphax avait encore à voir avec notre peuple sous l'Emir ou avec les Algériens des années post-indépendance. Déjà en cette année 1986 pointait la sœur jumelle de cette formule qui opposait au sein d'une même société une fraction qui vivait avec son temps –les modernes– et une fraction qui vivait hors du temps –les archaïques. La structure binaire est la même, le piège aussi mortel pour la pensée et la réflexion au-delà des oppositions formelles des deux propositions.
Il fallait sortir de ce cercle vicieux. La seule possibilité de fond était d'abord de sortir du concept colonial de la culture. La première grande tâche était d'abord de réhabiliter la place de la science et de la technique dans le concept de culture. Des réunions ont regroupé des représentants de Sonatrach, de la Sonelgaz, des ministères dits techniques et du MDN pour créer des musées de la science de l'électricité, des hydrocarbures, de la marine et de la course, du rail, etc. Les deux musées qui avaient beaucoup avancé sur le plan des principes et de la conception furent ceux de l'électricité et des hydrocarbures –ce dernier grâce au talent de Mme Mahammed. La deuxième grande tâche était de jeter des bases pour une politique de l'enfance. La dotation budgétaire des théâtres et des maisons de la culture, les subventions aux associations ont été progressivement liées au travail fait en direction de l'enfance : pièces de théâtre, formation, bibliothèques pour enfants et jusqu'aux musées qui ont ouvert des ateliers d'initiation et de lecture malgré les résistances souterraines de leur direction au ministère. Au plan national, un Salon national de l'enfance devait fédérer les efforts à travers les wilayas et placer l'enfance au cœur des priorités avec un effort particulier pour un accès ludique et libre à la lecture malgré le manque d'animateurs formés. Un accord avec les Coréens du Nord devait permettre d'ouvrir un grand atelier de lutherie à destination des enfants et d'ouvrir une école du cirque qui a fonctionné pendant une année à Oran.
A Alger, sur le site du palais du Peuple, un Musée del'Afrique, un musée du Monde arabe, un grand centre de la découverte, trois instituts d'arts devaient accueillir les enfants dans une sorte d'itinéraire historique. Une grande expo des arts africains a d'ailleurs permis de rassembler des dons en masques, en statuettes, en outils africains dont je sais aujourd'hui le sort. Mais cet espace devait surtout rompre avec la vision anthropologique de nos vieux musées en créant un musée de la Laine et du Tissage. Nous pouvions, enfin, proposer un contre-exemple au Bardo et aux Arts traditionnels qui figeait notre vision des ancêtres dans des positions folkloriques sans liens avec leur histoire, leurs techniques, leurs savoirs, etc. Dans ce musée, un itinéraire aurait permis aux enfants de remonter aux bases de la subsistance et d'un mode de vie avec ses logiques et ses apports tout en trouvant la possibilité de tisser eux-mêmes sur de petits cadres comme le faisaient, enfants, nos ancêtres pour jouer. Cette politique de l'enfance était la clé de voûte d'une ouverture du secteur sur la société qui était grande exclue des «derdachate» du ministère.
De grandes expos ont été proposées dans une toute première tentative d'une ouverture sur le monde comme l'expo de l'Or du Pérou, l'expo des Arts africains, l'expo Picasso, etc.
L'ouverture sur la société signifiait surtout, avec la mort des différents soutiens aux activités culturelles, aider à l'émergence d'un marché des arts. A défaut de ne plus avoir une perspective de marché social, que nous ayons au moins un marché qui fonctionne. Cela voulait dire un théâtre différent qui conserve malgré tout son statut de théâtre d'Etat, des salles de cinéma partout, des galeries d'art mais d'abord et essentiellement des librairies dans toutes les villes en remplacement des points de vente de la SNED.
L'idée du Salon du livre n'est pas tombé du ciel mais née de toute cette réflexion sur les problèmes de la culture et était liée à toutes ces actions. Il devait être un Salon de professionnels pas du tout destiné à la vente mais aux rencontres, aux échanges d'expériences, aux contrats, aux perspectives techniques, etc. Il est surtout important de comprendre qu'il était à une logique d'attention et d'ouverture à la société. Que cette logique incluait le constat que notre société avait assez souffert de la condition coloniale, qu'elle avait surmonté les traumatismes de la guerre de libération, qu'elle avait besoin de souffler. Elle avait besoin de reconstruire ses voies autonomes d'expression pour mettre des mots et des noms sur ses blessures. Cette logique incluait l'idée d'un droit de chacun à accéder aux produits culturels, d'un droit de chacun à avoir accès à un «marché socialiste» de la culture et des arts et que toutes les actions devaient être réfléchies pour toucher le plus grand nombre de bénéficiaires. Ce sens a vite été perdu après 1988. C'est le destin qui guette toutes les démarches qui ne sont pas portées par de puissants mouvements politiques ou par l'ensemble des appareils d'Etat.
Elles peuvent basculer aux moindres changements du rapport de force ou aux changements des hommes en responsabilité des différents secteurs.
Le Salon du livre s'est remis à ressembler à la foire du livre. Les camionnettes de livres islamiques ou autres qui en sortaient suppléaient l'absence de libraires patentés. Cette image était le meilleur indicateur des carences et des tares de cette façon de faire. Avec cette méthode, il n'y aura jamais de vrai marché des arts en général et du livre en particulier. Je ne sais pas pourquoi on a remis cette vieille idée au goût du jour en oubliant de citer ses géniteurs. Selon les apparences, ce serait des motifs politiques plutôt que des motifs culturels. Mais que faire avec un ministère qui parle de musées des sciences, de l'Afrique, d'un Festival du livre pour enfants sans se soucier du minimum éthique de désigner l'origine des projets et de monter la moindre curiosité à leurs fondements philosophiques ? La démarche du ministère actuelle ne va pas résoudre la question de la lecture en la mettant au cœur de ses démarches et de ses préoccupations. Elle va l'obscurcir davantage, perpétuant ainsi le colonial dans nos conceptions et notre pensée. Pis, en prenant la décision d'acheter 1 500 exemplaires chez les éditeurs, ce ministère vient d'enterrer la question de savoir comment susciter encore plus de lecture. Même pour les éditeurs, cette question du lectorat va disparaître puisqu'ils ont à la base le client rêvé. Non, l'idée du Salon du livre n'a rien à voir avec ce qui se fait et une seule image suffit à montrer la divergence des logiques en œuvres avec celle qui a donné naissance à ces projets : la logique d'ouverture sur la société aurait fait de l'année arabe une grande occasion pour associer les lycéens, les collégiens, les jeunes, les familles à une plus grande connaissance de cette culture et de ses arts et une connaissance festive de masse. L'année arabe s'est close avec quel bénéfice pour les écoliers et les familles de Baraki, de Bab El Oued, de Bentalha, d'El Harrach ? Ils sont contents tous ceux qui ont reçu de l'argent pour faire des livres, des films ou autre chose qui ne seront ni lus ni vus en dehors de cercles étroits, presque intimes. En ne réglant rien du rapport de la culture à l'identité, à la science, aux savoirs et à la création, la politique réelle, la politique culturelle telle qu'elle se passe sur le terrain, exprime la vieille déconnexion entre l'Etat et la société et celle plus récente entre l'Etat et la nation. Cela n'empêchera pas la nation ni la société de continuer à créer leur propre culture, celle de leurs identités autonomes, celle de leur durée.
M. B.


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