“L'Espagne était un peu au-dessus. Pour la battre en finale, il aurait fallu jouer plus dur” “Le football ressemble de plus en plus à du hand avec huit joueurs qui défendent autour de leur surface” Amsterdam, lundi 7 février, 14h 10. Dans une salle de réunion sans fenêtre de l'hôtel Hilton, sur les berges d'un des fameux canaux, Marco Van Basten nous accueille, sourire aux lèvres. Pour France Football, l'ancien avant-centre néerlandais de l'Ajax et du Milan, qui a pris sa retraite en 1995 avant de devenir sélectionneur des Pays-Bas (2004-2008) et entraîneur de l'Ajax (2008-09), s'est confié durant près d'une heure et quart. «MVB» est aujourd'hui à la marge de son sport, mais il en reste un témoin précis, concerné, et plein d'idées nouvelles. Depuis votre départ de l'Ajax, il y a deux ans, on a un peu perdu votre trace. Que faites-vous aujourd'hui ? Je prends des cours notamment de communication, je joue au golf et je suis consultant pour la chaîne Sport 1, l'équivalent de Canal+ en France. Je vois donc pas mal de matchs. Le terrain ne vous manque pas ? Vous savez, j'ai encore été opéré de la cheville l'année dernière. Je récupère donc. J'apprends aussi. Mais je pense redevenir entraîneur, peut-être la saison prochaine. D'une certaine façon, l'équipe des Pays-Bas finaliste de la dernière Coupe du monde était-elle un peu la vôtre ? Non, on ne peut pas dire ça. Disons que j'ai créé les conditions pour que cette équipe grandisse, qu'elle aille loin. Je lui ai donné les bases, permis d'exister. En 2010, elle était arrivée à maturité. Wesley Sneijder nous disait récemment que Van Marwijk avait su prendre ses distances avec les joueurs, alors que vous étiez proche d'eux, encore un peu joueur dans votre tête ? Je ne sais pas comment se comporte Van Marwijk, mais c'est vrai que j'étais très proche de ce groupe, les Sneijder, Van der Vaart, Mathijsen, Kuyt, Babel. Sans doute parce que c'est moi qui les avais amenés là, qui les faisait grandir. Qu'est-ce qui lui a manqué pour aller au bout ? Pour être franc, je pense que l'Espagne était un peu au-dessus. Pour la battre, il aurait fallu jouer plus dur… (On interrompt.) Parce que ça n'a pas été le cas ? Quand je dis dur, c'est de manière intelligente, pas comme l'a fait Nigel de Jong sur Xabi Alonso. Ça, ce n'est pas du football. Mais qu'est-ce que vous pouvez faire contre les Iniesta, Xavi, Villa ? Le seul moyen de les battre, c'est de les intimider. Ça ne veut pas dire ne faire que ça ; ça veut dire jouer physiquement, leur faire sentir votre présence à tous les instants, ne rien lâcher. Vous savez, j'étais un joueur technique, mais quand je sentais un mec me coller, ne pas me lâcher de tout un match, je perdais une partie de mes moyens. La victoire, c'est toujours la combinaison de la technique, du physique et du mental. Vous sur le banc, vous auriez fait quoi ? Je crois que j'aurais mis Van der Vaart au milieu, à côté de Sneijder, comme eux avaient Xavi et Iniesta. C'était un risque au niveau défensif, mais ç'aurait donné plus de possibilités dans le jeu, plus d'initiatives sur le terrain. L'Espagne, c'est avant tout Barcelone. Comment définiriez-vous le Barça actuel? C'est une équipe unique, dans le sens où elle joue 70 % du temps dans le camp adverse. Moi, je les appelle les “Barcelone GlobeTrotters”, en référence aux Harlem Glode-Trotters en basket. C'est la meilleure équipe de tous les temps. Aucune autre n'a jamais été à ce niveau. Ni l'Ajax des années 70, ni le Milan des années 80-90, ni le Real des années 50, même si c'était un autre football. C'est extraordinaire à voir. Quand vous zappez sur une autre rencontre après avoir vu jouer le Barça, vous avez une impression de fadeur. Arsenal, qui va le rencontrer en Ligue des champions, est aussi agréable à regarder jouer… Mais ça n'a rien à voir avec Barcelone. Le 4-4 de Newcastle après avoir été mené 4-0 ne serait jamais arrivé aux Barcelonais. Jamais ! Leur concentration et leur discipline collective sont au niveau de leurs qualités techniques et de leur défense. Personne ne joue dans le même jardin qu'eux. Ils sont imbattables ? Je suis persuadé qu'ils auraient beaucoup de mal face à une équipe de D2 anglaise. Parce que le jeu de la D2 anglaise, avec un football très agressif et de longues balles, ne leur convient pas du tout. Ils ne pourraient pas récupérer la balle très haut, ni avoir le temps de presser. Leur talent ferait la différence à la fin, mais pas dans la facilité. Mais pour répondre à votre question, toute équipe peut être battue, y compris le Barcelone actuel. Plus que l'Inter de l'an passé, la référence pour moi reste le Chelsea d'il y a deux ans, qui est passé à quelques secondes de les éliminer… De quel joueur actuel vous sentez-vous le plus proche ? C'est dur à dire. Messi est un joueur fantastique, qui est au niveau des Maradona, Cruyff, Pelé… Un monde à part. Cristiano Ronaldo est plus fantasque que je ne l'étais. Mais il y a un joueur intéressant en ce moment dans son évolution, c'est Ibrahimovic. Il a plus d'influence qu'avant sur ses équipiers, son attitude a changé. Il n'est plus là pour se montrer de manière individuelle, comme c'était encore le cas récemment, mais pour gagner les matches, en participant au collectif, comme j'avais envie de le faire moi aussi quand j'étais à Milan. Je crois que son passage à Barcelone l'a transformé, même si ça n'a pas été une franche réussite. Comment a évolué le poste d'avant-centre qui était le vôtre ? De nos jours, le football ressemble de plus en plus à du handball. Il y a huit joueurs qui défendent regroupés autour de la surface de réparation et d'autres, en face, qui essaient de percer ce mur. Les espaces sont de plus en plus réduits. Il y a deux moyens de contourner cela. Balancer de longs ballons dans la surface, ou jouer à la façon du Barça en défendant très haut pour récupérer le ballon et en réduisant le champ d'action de l'adversaire. Mais là, il faut des joueurs pour faire circuler la balle à toute vitesse sur un petit périmètre. C'est là où la relation entre Xavi, Iniesta et Messi devient très forte. Ce sont des joueurs qui se connaissent parfaitement, parce qu'ils se pratiquent depuis des années. Ils savent exactement ce que l'autre va faire. C'est le résultat d'années d'entraînement et de travail. Dire cela, n'est-ce pas réduire leur part de talent ? Mais non, car il faut qu'ils soient des génies pour travailler ensemble de la sorte. Il faut anticiper non seulement ce que va faire ton partenaire, mais aussi ce que va faire ton adversaire. Tu dois penser pour trois et savoir que ton partenaire va penser exactement la même chose que toi. Scientifiquement, c'est incroyable car, en même temps, ils ne se parlent pas. Tout est dans le cerveau et dans la technique parfaite de ces joueurs. La tête et les jambes doivent être d'un synchronisme parfait. Parler du Barça, c'est forcément parler de Cruyff… La manière dont Barcelone joue aujourd'hui est exactement celle que Cruyff avait rêvée pour ses équipes il y a trente ans. C'est de ce mouvement, de ce schéma de jeu dont il parlait au début des années 80, quand j'ai débuté à l'Ajax avec lui. Mais pour jouer comme ça, il faut beaucoup de temps et les joueurs adéquats. La chance du Barça, c'est qu'après Cruyff il a eu des entraîneurs comme Van Gaal, Rijkaard ou Guardiola aujourd'hui qui ont perpétué sa philosophie parce qu'ils avaient travaillé ou été nourris au même sein. Iniesta, Messi, Xavi ont été élevés avec ces préceptes. Guardiola a également été influencé par le Milan de Sacchi… (Péremptoire.) Ce Barça-là est le Barça de Cruyff. Je connais Sacchi, je connais Cruyff. Sacchi était un entraîneur brillant et il avait des idées, mais ses tactiques concernaient sa propre équipe, pas l'adversaire. Quand le Barça perd le ballon, il va le chercher haut dans la moitié adverse. Avec Sacchi, on pratiquait ce qu'on appelle le pressing, mais depuis notre propre camp et après nous être repliés, parce que la culture italienne est d'abord une culture défensive. C'était une approche complètement différente. Comment des garçons comme Thierry Henry ou Ibrahimovic, qui sont des joueurs de talent, ont-ils pu connaître des problèmes à Barcelone ? Parce qu'il faut comprendre le jeu et la philosophie du Barça. Là-bas, il ne suffit pas d'être bon à ton poste, il faut l'être à tous les postes à cause de tous les mouvements, de toutes les permutations. Henry et Ibrahimovic n'ont pas été éduqués à Barcelone. Quand Ibrahimovic perdait le ballon, il s'arrêtait, quelques secondes peut-être, mais quelques secondes quand même. Or, le Barça est une mécanique toujours en mouvement. Une mécanique de précision, où tous les rouages doivent fonctionner parfaitement en même temps, et qui ne supporte pas le moindre petit grain de sable. Tout le monde doit bouger en même temps, surtout à la perte du ballon. Si tu ne permutes pas parfaitement, tu laisses des espaces, et la tactique se retourne contre toi. C'est pour ça qu'il est très dur de s'adapter au Barça. Ferguson, Mourinho,Wenger, Benitez, Van Gaal… Est-il plus facile d'être un grand entraîneur quand on n'a pas eu une grande carrière de joueur ? Beckenbauer et Cruyff sont là pour prouver le contraire. Sans doute aussi parce qu'ils ont joué très longtemps et que, sur la fin, ils commençaient déjà à être un peu entraîneurs dans leur tête, à préparer une nouvelle carrière. Un entraîneur doit aimer communiquer, comprendre les autres. Le problème, c'est que les qualités de joueur ne sont pas les mêmes que celles que requiert le métier d'entraîneur. Mais ceux qui n'ont pas eu une grande carrière de joueur ne sont-ils pas plus affamés, plus ambitieux ? Ça, c'est vrai. Le grand joueur ne rêve pas à une grande carrière d'entraîneur. Il n'est pas prêt à mourir pour ça. Vous comme les autres ? Personnellement, j'ai eu du mal à communiquer, à travailler avec les autres. Mais je bosse pour y arriver. La star que vous aviez été avait du mal à se mettre au niveau de joueurs moins forts qu'elle ? Non, parce qu'en tant que joueur tu joues avec des mecs qui sont moins forts que toi, voire pas bons. Donc, tu dois t'adapter, et c'est la même chose quand tu es entraîneur. Ce qui est difficile en tant qu'entraîneur, c'est que tu dois tout gérer, créer une atmosphère, t'adapter aux situations, être sévère quand il le faut, ouvert ou chaleureux quand c'est nécessaire, être juste tout le temps, ne pas te tromper dans tes choix. En fait, l'entraîneur s'occupe des autres tout le temps, alors que le joueur ne pense qu'à lui et dit : “Toi, connard, tu me files le ballon pour que je marque.” Avant que Messi ne soit élu le mois dernier, vous étiez le dernier Ballon d'Or France Football à avoir gagné le doublé deux années de suite… (Il interrompt.) C'est vrai ? Ça prouve à quel point il est dur d'être le meilleur en permanence. Je pense que le secret de cette permanence, c'est d'être bien dans ce que vous faites, de prendre du plaisir sur le terrain et dans la victoire. Parce que ça se répercute sur les autres, et qu'alors personne n'a envie de quitter le club. Stabilité rime avec plaisir. C'était le cas pour moi à Milan. Et je crois que c'est comme ça au Barça en ce moment. Les règles du football sont-elles toujours adaptées au jeu d'aujourd'hui ? Je pense que la vidéo va devenir indispensable. Depuis dix ou quinze ans, tout a changé dans le foot. La vitesse du jeu, les caméras partout… C'est aussi devenu un business, et les sommes d'argent en jeu ne permettent plus un résultat qui serait faussé par une erreur d'arbitrage. Le vrai problème du foot, c'est la règle du hors-jeu. Parce qu'elle n'est pas claire et laisse place à toutes les interprétations, donc à tous les débats. Il faut qu'elle soit simplifiée. C'est la seule chose à changer ? Non. Il faut revenir à un équilibre au niveau sportif. Certains Championnats, en Espagne, par exemple, n'offrent plus aucun intérêt. Chaque pays devrait avoir un Championnat à dix-huit clubs, une seule Coupe nationale, chaque club le même effectif et les mêmes droits télé… Mais les fédérations ne veulent pas bouger. J'en ai discuté avec Michel Platini. Il faut réduire le nombre de matches et recréer les conditions pour que les compétitions soient plus ouvertes. En France, Lyon a été champion sept fois de suite. En Espagne, c'est toujours Real ou Barça. En Angleterre, Chelsea ou Manchester United… Dans les années 70, il suffisait d'avoir une bonne équipe sur le terrain pour être compétitif, gagner des titres, jouer une Coupe d'Europe. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, et ce n'est pas bon pour l'intérêt de ce sport. Des pays ou des clubs ont été rayés de la carte, comme ceux d'Europe de l'Est, Ajax, Benfica… Pour devenir des clubs-musées ? (Il sourit.) Ils n'ont pas l'argent des droits télé des clubs de Liga ou de Premier League, et ça change tout. Il faut que l'argent soit mieux réparti, revenir à un système plus égalitaire à tous les niveaux. Les grands clubs doivent comprendre ça. Il y va aussi de leur intérêt.