SAMIR GHEZLAOUI 21 OCTOBRE 2019 EL WATAN Luis Martinez est politiste spécialiste du monde maghrébin l Il est directeur de recherche au CERI-Sciences Po Paris l S'intéressant particulièrement à la vie sociopolitique et à l'environnement économique de notre pays, il a publié plusieurs livres et études sur l'Algérie : Algérie : les illusions de la richesse pétrolière (2010) ; Violence de la rente pétrolière (2012) ; Après Bouteflika… Bouteflika ? (Politique Internationale, juin 2018). Il vient par ailleurs de publier son nouvel ouvrage, L'Afrique du Nord après les révoltes arabes (Presses de Sciences Po, 2019) l Dans l'entretien ci-après, il nous explique le contexte qui a permis l'émergence du hirak et analyse son évolution, notamment par rapport à la position de l'armée. Dans votre nouveau livre L'Afrique du Nord après les révoltes arabes, vous revenez notamment sur les conséquences politiques et économiques des soulèvements de 2011 sur les pays de la région, y compris l'Algérie qui était pourtant épargnée jusqu'ici. Qu'est-ce qui a changé concrètement dans notre pays entre 2011 et 2019 ? En 2019, la candidature d'Abdelaziz Bouteflika devient insupportable pour la société algérienne. Il est absent depuis 2013. Sa candidature à un 5e mandat, en dépit des nombreux appels de ses soutiens, est ressentie comme une humiliation, une moquerie. La mobilisation et l'occupation de l'espace public sont les résultats des transformations de la société qui s'est libérée du legs du passé. Trois facteurs principaux sont à prendre en compte. Le premier, c'est que l'inquiétude qui a suivi la «guerre civile» des années 1990 s'est estompée. La jeunesse d'aujourd'hui ne fait plus référence à cette période-là et aspire à autre chose. Deuxièmement, la forte instrumentalisation de la situation régionale pendant le Printemps arabe par les autorités s'est atténuée. L'«effet peur» des guerres en Syrie ou en Libye ne parvient plus à inhiber la société. Enfin, le troisième facteur important est que, pour l'Algérie, à partir de 2014, avec l'effondrement du prix du baril de pétrole, le gouvernement a fait le choix d'une politique d'augmentation des taxes et de limitation des importations. Il y a globalement moins d'argent à redistribuer, ce qui entraîne un mécontentement social grandissant qui a explosé en 2019. En fait, entre 2003 et 2013, à l'époque où le prix du pétrole était élevé (100 dollars en moyenne), le gouvernement a consacré la moitié de la fiscalité pétrolière à des transferts sociaux, soit environ 13% du PIB, afin de corriger les effets destructeurs qu'avait eu le contre-choc pétrolier (1986-2001). Que retenez-vous des caractéristiques du hirak algérien qui se poursuit depuis le 22 février ? C'est un mouvement citoyen de masse qui aspire pacifiquement à refonder les institutions algériennes. On voit que dans ce mouvement il y a à la fois les leçons retenues de l'échec de la transition politique à la fin des années 1980, mais aussi celles issues des «Printemps arabes» qui a vu, à l'exception de la Tunisie, un déchaînement de violence emporter certains Etats dans des guerres civiles. Le pacifisme du hirak est le produit de ces expériences politiques dramatiques. Malgré des premières mises en garde contre les manifestants, le chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd Salah, a fini par exprimer la volonté de l'ANP d'accompagner le hirak. Puis, il a repris une nouvelle fois son ton menaçant, tout en voulant imposer la tenue d'une élection présidentielle dans de brefs délais. Comment analysez-vous cette évolution dans le discours du haut commandement militaire ? Le hirak a été très utile à l'institution militaire ; grâce à ce mouvement, l'armée a pu démanteler tous les réseaux d'influence qui avaient été mis en place sous la présidence de Bouteflika. Donc, dans un premier temps, on pouvait observer une convergence d'intérêts entre l'armée et le hirak : les deux voulaient la fin du «système Bouteflika». Toutefois, l'armée sait qu'elle aurait dû faire cela en 2014 pour le quatrième mandat, mais l'absence de mobilisation citoyenne de masse contre le Président ne lui a pas permis d'agir. En 2019, c'est un alignement des planètes : l'armée saisit l'opportunité que lui offre le hirak. Mais la divergence s'installe lorsque l'armée considère que ses revendications sont satisfaites (démission du Président, emprisonnement des membres de la «bande», etc.) alors que le mouvement, lui, ambitionne de déconstruire tout le système, dont l'armée fait partie, afin de rebâtir des institutions démocratiques. Donc, les militaires algériens ne sont toujours pas près de laisser le réel pouvoir politique entre les mains des civils. Quelles sont les principales raisons de cette obstination ? Depuis l'indépendance, le pouvoir politique est soumis au pouvoir militaire. L'Algérie est différente de la Tunisie où c'est l'inverse, le pouvoir militaire a toujours été soumis au pouvoir politique. Toutefois, l'armée a toujours eu besoin d'un partenaire politique pour gérer l'Etat et occuper l'espace politique. Le FLN a rempli ce rôle jusqu'aux émeutes d'Octobre 1988. Sous la présidence de Bouteflika, la stabilité a reposé sur cette division du travail : le Président a reconstruit une clientèle politique autour de lui, pendant que l'armée multipliait par cinq le budget de la Défense ! Lorsqu'émerge le hirak, l'armée comprend que son partenaire politique était fini, comme le FLN avant lui et qu'il fallait donc trouver un nouveau partenaire… Pourquoi ont-ils si peur d'aller vers une vraie période de transition et d'un processus constituant pour sortir de la crise politique actuelle, alors qu'il y a par exemple l'expérience tunisienne plutôt concluante dans ce domaine ? Le nouveau partenaire pourrait être issu des partis démocratiques ou du hirak. Cependant, l'armée s'inquiète lorsqu'elle entend tous les vendredis : «Ils doivent tous dégager». Elle fait partie du système, elle en est le cœur même. Si vous voulez comparer l'Algérie, il ne faut surtout pas le faire avec la Tunisie, je le redis, l'armée tunisienne n'a rien à voir avec l'armée algérienne. Il faut comparer l'Algérie avec le Maroc par exemple, où la monarchie, comme l'armée algérienne, veut contrôler les partenaires politiques. Pourquoi l'armée a-t-elle peur de laisser le pouvoir aux politiques ? Dans les transitions politiques en Amérique latine, les armées, au Chili, en Argentine, au Brésil, ont négocié des pactes qui sécurisaient les armées (pas de procès, maintien des avantages et privilèges, etc.). Ces compromis ont permis de créer, si ce n'est un climat de confiance entre l'armée et les acteurs politiques au moins les conditions pour une ouverture du système politique. Dans le contexte actuel, que visent stratégiquement les nombreuses arrestations et poursuites contres des opposants pour délit d'opinion au moment où ils expriment tous un rejet catégorique d'un autre «simulacre électoral» entre des candidats du régime ? L'armée veut imposer au hirak l'élection présidentielle du 12 décembre afin de remettre un Président, même très mal élu, dans le dispositif institutionnel. Les opposants à cet agenda deviennent non plus des adversaires, mais des ennemis. Pourquoi on tient tant à l'organisation de cette élection ? Il me semble que les militaires veulent, à tout prix, une élection présidentielle dans les brefs délais car, une fois l'élection du Président est sécurisée sur le plan institutionnel, il sera plus facile à l'armée de faire des offres politiques au hirak. On peut imaginer que le nouveau Président mettra à la retraite le chef d'état-major Gaïd Salah, aujourd'hui honni par le hirak, qu'il offrira des garanties pour des élections législatives plus représentatives, comme au Maroc après le mouvement du 20 février et surtout qu'il permettra dans le cadre d'élections municipales une vraie prise du pouvoir au niveau local pour le mouvement citoyen. Et en cas d'annulation contrainte du scrutin du 12 décembre prochain, comme ceux du 18 avril et du 4 juillet, pensez-vous que les décideurs vont enfin céder ? Le report du scrutin est possible si l'armée considère que le pays est paralysé par le hirak. A la mi-octobre, nous n'en sommes pas là, il reste encore beaucoup de marge. Il me semble que l'armée comme le hirak doivent sortir de la logique de confrontation. Si l'armée cède, elle ne sait pas jusqu'où cela pourra l'entraîner ; le hirak a intérêt à travailler dans la durée, à faire ce qu'il fait très bien : occuper l'espace public pacifiquement ; recréer du lien social, familial ; restaurer le sentiment de confiance dans les acteurs de la société civile ; créer des passerelles avec les partis politiques. En somme, démontrer, particulièrement à l'armée, sa capacité à gérer demain, sans rancune ni revanche, les institutions de l'Etat. A défaut de partis politiques crédibles, voyez-vous dans la société civile des personnalités nationales capables de mener à bien un réel projet de transition démocratique, tout en garantissant un certain équilibre entre les forces agissantes au sein de l'Etat ? Aujourd'hui, il est difficile de répondre à cette question tant les acteurs du hirak s'interdisent de personnaliser ou d'incarner le mouvement. Qu'en est-il de la position diplomatique française, de plus en plus ambiguë, vous qui connaissez bien les méandres des relations entre les deux pays ? La France regarde avec espoir et inquiétude la situation algérienne. L'émergence du hirak est une belle promesse pour l'avenir de l'Algérie : un mouvement citoyen de masse, pacifique, qui aspire à la démocratie réconforte tous ceux qui croient en l'avenir de ce pays. En même temps, l'échec d'une transition politique ou de changements politiques peuvent, dans les pires des cas, déboucher sur des dynamiques de violences. Jusqu'à quand le hirak restera-t-il pacifique si ses revendications restent sans réponses ? Jusqu'à quand l'armée tolèrera-t-elle la désobéissance civile ? L'après-Bouteflika ouvre de nombreuses incertitudes qui amènent la France à s'interdire tout propos public sur la situation en Algérie. Entretien réalisé par Samir Ghezlaoui