C'est par petites doses, pas tout d'un coup, qu'Ankara lâche ses infos sur le meurtre glaçant de Khashoggi. Chaque jour qui passe, elle révèle un fait nouveau qui accule le régime saoudien. Elle tisse sa toile comme une araignée autour du régime wahhabite avec pour objectif de changer le cours de la scène moyen-orientale. Le 2 novembre, Tayyip Erdogan accuse de nouveau «les plus hauts niveaux du gouvernement saoudien» d'avoir commandité l'assassinat du journaliste, pour signifier qu'il ne se satisfait pas de la version de Riyad qui, ayant reconnu que le meurtre a bien été «prémédité» par des agents saoudiens, affirme qu'il n'a pas été autorisé par le pouvoir politique.(1) Alors par qui ? Le 10 novembre, Erdogan encore, révèle avoir partagé ses informations – des enregistrements audio – avec Washington, Londres, Berlin, Paris, et Ottawa. Selon lui, ses alliés occidentaux, qui ont écouté les enregistrements, «savent» désormais de quoi il retourne. Seule fausse note, le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, qui a fait mine dans un premier temps de n'être pas au courant de ces informations, avant que ses services n'opèrent un rétropédalage en règle. La France, faut-il le souligner, est l'un des plus importants fournisseurs d'armes à l'Arabie Saoudite, un pays qui, de plus, finance l'achat d'armes françaises par l'Egypte, le Maroc et la force du G-5 du Sahel mise en place par Paris : il s'agit donc d'un gros client qu'il ne faut ni froisser ni fâcher. Les affaires d'abord, la morale, on verra. Le 11 novembre, le conseiller du Président turc, Yasin Aktay, affirme que le corps du journaliste découpé en morceaux a été dissous dans de l'acide. Et mardi, le journal turc Sabbah qui diffuse des images montrant à voir le contenu des valises de l'équipe envoyée d'Arabie Saoudite pour tuer le journaliste Jamal Khashoggi – 10 téléphones, 5 talkies-walkies, deux seringues, deux défibrillateurs, un appareil brouilleur, trois grosses agrafeuses et un objet coupant ressemblant à un bistouri – accable encore un peu plus Riyad. Et ce n'est pas fini : «Nous disposons d'autres preuves que nous n'avons pas encore rendues publiques», a lâché le chef de la diplomatie turque. A quoi s'ajoutent ces informations rapportées par la presse britannique selon lesquelles Jamal Khashoggi a été assassiné parce qu'il détenait des informations sur les filières djihadistes soutenues par Riyad et qu'il menait une enquête sur l'utilisation éventuelle d'armes chimiques – ce qui est peu probable – par l'Arabie Saoudite au Yémen. Pour l'heure, Washington et ses alliés occidentaux, Londres et Paris notamment, si prompts à prendre des sanctions contre la Russie accusée d'empoisonner ses «espions» – affaire Serguei Skripal à Londres – n'ont ni levé le doigt contre l'Arabie Saoudite ni protesté malgré les preuves qui l'accablent. Les capitales occidentales n'ont commencé à s'exprimer avec beaucoup de prudence – c'est le moins qu'on puisse dire – qu'à partir du moment où l'opinion publique a commencé à protester et à réclamer la vérité comme l'ont fait ces centaines de personnalités et d'artistes américains, Meryl Streep entre autres, qui ont demandé à l'ONU d'ouvrir une enquête sur le meurtre de Jamal Khashoggi. En vérité, les Occidentaux attendaient, tout comme les Saoudiens, que la médiatisation de cette affaire retombe, pour passer à autre chose. Mais voilà, Ankara, dont il ne faut pas être dupe des intentions géostratégiques et politiques régionales – elle dispute entre autres le monopole de l'islam sunnite à Riyad – et qui entend garder la main sur le déroulé des faits, n'est pas prête à cesser de jouer au trouble-fête. La Turquie veut la tête du prince héritier Mohamed Ben Salmane (MBS), voire le faire remplacer par son frère Khaled, ambassadeur saoudien aux USA. Elle sait que MBS s'est fait beaucoup d'ennemis dans le royaume wahhabite quand il a fait assigner des dizaines de princes et le Premier ministre libanais Rafik Hariri à l'hôtel luxueux Ritz de Riyad en novembre 2017. Ankara sait que MBS, par crainte d'un attentat, change de mosquée chaque vendredi pour effectuer sa prière. Et surtout, elle sait que sa guerre au Yémen que des diplomates ont qualifiée de «Viêtnam de l'Arabie Saoudite», est de plus en plus impopulaire au sein même de la famille royale et de l'opinion saoudienne. La Turquie a déjà marqué un point : l'affaire Khashoggi a d'ores et déjà fracassé l'image d'un MBS moderniste que Riyad a essayé de vendre à l'opinion internationale. A suivre. H. Z. 1) 18 personnes ont été arrêtées dont Saoud al-Qahtani, un proche de Mohamed Ben Salmane.