J'ai lu presque tout ce qui a été écrit sur la fameuse chronique de Kamel Daoud publiée dans Le Point, comme j'ai pris connaissance de sa réponse, un véritable cri du cœur sorti des tripes de ce fils de Mostaganem et authentique Algérien vivant en Algérie. Ce qui n'est pas rien en ces temps où les tribunaux et même les bûchers sont installés et érigés à partir des capitales étrangères. Il n'y a aucune gloire, aucun honneur à tirer de son lieu de résidence et c'est loin d'être un certificat de patriotisme mais il fallait le préciser au moment où, justement, beaucoup, parmi ceux qui ont critiqué cette chronique, reprochaient à Kamal d'écrire sur le Hirak «à partir de l'étranger». Il est révoltant que l'on accepte des écrits venant de l'extérieur lorsqu'ils encensent le Hirak et que l'on rejette d'autres venant des tréfonds de notre territoire et reflétant des réalités que seul un habitant de ce pays peut voir ! Je sais que l'Algérie est complexe et que les choses y évoluent si rapidement, dans un sens ou dans l'autre, que l'on perd facilement le fil d'une actualité toujours déroutante. Ne pas y vivre en permanence déforme la vision et donne des lectures erronées et même parfois totalement différentes de la réalité. Depuis la décennie noire, les rapides transformations intervenues dans tous les secteurs imposent une révision presque quotidienne de la perception que l'on peut avoir de notre pays. Parfois, en discutant avec des amis éloignés du pays depuis cette époque, je perçois un décalage frappant avec la réalité algérienne. Des clichés périmés et des visions dépassées voilent leur vision de la réalité que nous vivons. Il est vrai qu'au bout de quelques semaines parfois, ils arrivent rapidement à remettre leur compteur à jour, mais le problème reste entier pour ceux qui tardent à visiter le bled. Que l'on comprenne donc que je ne dis pas cela pour culpabiliser qui que ce soit. N'importe qui aurait pu agir de la sorte pour sauver sa peau ou celle de ses enfants. Sauf, bien entendu, les imbéciles comme moi qui sont restés accrochés à un python, rêvant des plages et du désert, esclave d'une terre traversée par les torrents d'une impétueuse histoire portant la grandeur des hommes libres et de leurs magnifiques résistances ! Je ne m'imagine pas quitter, ne serait-ce que pour quelques semaines, cette terre où reposent mon père et mes ancêtres et où se rencontrent mon passé, mon présent et mon avenir et celui de mes enfants. Ce sont des choix personnels libres et je ne reproche à personne d'avoir fait d'autres choix. Kamel Daoud est plus jeune que moi mais je crois qu'il est frappé, lui aussi, par cette même maladie qui le rend triste et abattu dès qu'il quitte son Oran chérie, ses rues grouillantes de vie, ses odeurs montant des quartiers populaires et ses inestimables trésors nichés dans les cœurs de ces femmes et hommes que l'on n'oublie jamais. Kamel Daoud n'a pas voulu revivre le déchirement qu'ont connu avant lui ces pieds-noirs qui ne se sont jamais remis d'avoir précipitamment quitté la douceur de vivre oranaise. Il n'a pas voulu vivre non plus dans la nostalgie des souvenirs dans laquelle baignent tous ces Algériens qui, pour une raison ou pour une autre, vivent loin d'El-Bahia. Lui a choisi de rester et on ne peut pas dire qu'il ne s'était pas compliqué l'existence en attaquant, tour à tour, les errements des islamistes et le despotisme bouteflikien. Il est révoltant que l'on ne retienne rien de ces actes de bravoure servis par une plume parmi les plus précieuses de ce début de siècle. Et quand ça vient parfois d'intellectuels ayant «mangé» à satiété dans les mains du pouvoir déchu, cela fait mal au cœur car on ne les a pas beaucoup entendues, ces voix qui s'unissent aujourd'hui pour noircir l'un des chroniqueurs les plus courageux de l'ère bouteflikienne ! J'ai eu le plaisir de rencontrer Kamel une seule fois. C'était lors d'un court séjour oranais et tout ce qui m'est resté de lui est l'image d'un jeune homme calme et timide qu'on n'a pas beaucoup entendu durant nos pérégrinations nocturnes. Je lui ai déjà consacré quelques écrits dans lesquels j'ai tenté de rendre hommage à sa clairvoyance et son extraordinaire don d'écriture qui le placent dans la lignée de nos grands écrivains, ces auteurs qui ont su «algérianiser» la langue française en lui insufflant une «âme» qui n'a rien de gaulois. Ses succès à l'international ne m'ont guère étonné et je crois qu'il peut aller encore plus loin en sortant de la thématique islamo-effeleniste et en s'ouvrant à l'universalité. Mais peut-il «sortir» de son Oran et de cette période que l'on n'a pas encore su restituer fidèlement, ni traduire les grands actes de résistance populaire qui l'ont marquée? Et ce Hirak, sujet de tant de controverses, n'est-il pas le prolongement de cette même résistance contre les hordes islamistes et leurs sanguinaires expéditions ? Toutes ces femmes et tous ces hommes qui ont pris les armes pour défendre leur honneur et même leur manière de vivre contre les censures et les interdits, ne se sont-ils pas retrouvés, un 22 février, unis dans leur quête de liberté et leur ardent désir de chasser les dictateurs et leurs serviteurs ? Je vois bien, à travers mon village, que le Hirak est un lointain souvenir datant des premiers mois de 2019. Je sais aussi que, dans les grandes et moyennes villes, le mouvement populaire continue d'être aussi fort et soudé qu'à ses débuts mais dire une vérité qui peut être constatée par tous ne me met pas automatiquement sur la liste des ennemis du Hirak. Des raisons objectives font que ce mouvement faiblit rapidement dans les campagnes et il n'y a aucune trahison à le dire. Et si Kamel Daoud s'aventure sur la question de savoir si le Hirak a réussi ou pas, ça reste son point de vue et il faut l'écouter car, souvent, l'Algérien a ce défaut de n'écouter que sa propre voix. En tout cas, un mouvement qui réclame la vraie liberté et s'identifie à la démocratie devrait être plus tolérant vis-à-vis des positions qui s'éloignent des sentiers battus et appellent à la réflexion. Si l'on ne doit tolérer que les écrits qui glorifient et encensent le Hirak, ne retombe-t-on pas dans les excès qui sont justement dénoncés par les foules du vendredi ? Un regard critique n'est pas un regard ennemi. Surtout quand ça vient d'un intellectuel qui n'a plus rien à prouver sur le plan de l'engagement en faveur de la liberté. C'est ainsi que se creusent les divisions entre les membres d'une même communauté, celle des patriotes agissant pour la réalisation pleine et entière des revendications du Hirak. Et quand cette communauté est le peuple tout entier, cela n'est pas bon. Reunissons-nous et ne faisons pas tomber le ciel sur la tête d'un chroniqueur qui a tout pour ne pas être l'oiseau de mauvais augure et un intellectuel dont la lucidité frappante a marqué tant de lecteurs. Un journaliste qui vient peut-être de réveiller le Hirak que tant les «brosseurs» d'hier et d'aujourd'hui tentent d'endormir. M. F. P. S. : une précision bonne à rappeler : certains parmi ceux qui se sont élevés contre les propos de Kamel ont particulièrement souffert de l'injustice et de l'arbitraire du clan Bouteflika. Ce n'est pas à eux que nous faisons référence dans certains passages de ce texte.